Parmi les dangers qui menacent la relation que nous entretenons avec notre prochain, la colère occupe une place centrale. On aurait tort de considérer qu’il s’agit d’un défaut grossier, et qu’il suffit de le réprouver pour en être épargné.

La colère est un sentiment qui menace chaque être humain, même les plus vertueux, mêmes les plus altruistes, mêmes les plus humbles.

C’est ainsi que notre tradition nous enseigne que la raison pour laquelle Moché Rabbénou n’a pas pu entrer en terre d’Israël réside dans une conséquence de la colère qu’il a ressentie face à l’ingratitude du peuple.

En effet, suite à la mort de Myriam, le puits qui abreuvait les enfants d’Israël avait disparu, et ces derniers souffraient de la soif. Aussi, le peuple va rapidement se retourner contre ses dirigeants, Moché et Aharon, pour leur reprocher de l’avoir mené dans une aventure aussi douloureuse.

Cette énième révolte du peuple, en dépit de tous les miracles qui l'avaient sauvé jusqu’ici, a exaspéré Moché qui s’adresse aux Bné Israël dans des termes rudes : « Assez ! Rebelles… » Cet emportement va conduire notre Maître à oublier l’ordre que D.ieu lui avait transmis et qui consistait à simplement parler au rocher pour que de l’eau sorte. Mais au lieu de parler, Moché va frapper le rocher. Cette erreur vaudra à Moché l’interdiction d’entrer en terre d’Israël.

Cet épisode nous interpelle à différents égards, mais notamment lorsque l’on songe à la grandeur de Moché Rabbénou, à son extrême humilité, son infinie patience et son amour incommensurable du peuple. Moché Rabbénou était jugé selon un référentiel qui lui était propre et qui nous échappe, mais nous pouvons probablement tirer certaines leçons de cet épisode à notre niveau.

Maïmonide a consacré de longs développements (Traité des huit chapitres) aux vertus que l’homme doit développer, et, bien souvent, il en vient à prôner la règle d’or, le « shevil hazahav », du « juste milieu ». L’homme doit se prémunir de tous les excès dans son humeur et dans son tempérament. Seules deux vertus font exception à ce principe : l’orgueil et la colère. Concernant ces deux points, l’homme doit essayer de les combattre de toutes ses forces, et ne pas en conserver une once dans son cœur.

Si l’on s’en tient à la colère, il faut reconnaître qu’elle est difficilement maîtrisable. Telle une boîte de pandore, à peine a-t-on ouvert son couvercle qu’elle se répand et devient rapidement hors de contrôle. Elle s’auto-alimente et couvre la voix de la raison qui souhaiterait nous apaiser. Elle court-circuite toutes les inhibitions, les modérations, les équilibres que nous souhaitons préserver d’ordinaire et elle nous conduit parfois, D.ieu nous en préserve, à tenir des propos ou accomplir des actes que nous ne souhaitions pas et que nous pouvons regretter bien longtemps.

La colère est un poison que l’homme peut sécréter en lui-même s’il n’est pas suffisamment vigilant aux mécanismes qui s’activent dans son for intérieur. Elle avance bien souvent masquée, feignant de défendre notre honneur, de combattre l’injustice, d’incarner une certaine forme d’authenticité ou de vouloir éduquer son prochain, alors que bien souvent elle nous éloigne du résultat escompté, ou alors, elle nous permet certes de l’atteindre, mais à quel prix ?

Voilà pourquoi nos Sages ont porté sur la colère un jugement si sévère. « La vie d’une personne colérique n’est pas une vie » nous disent-ils (Pessahim 113b), ou encore « Lorsqu’une personne se met en colère, si elle est sage, sa sagesse la quitte, et s’il s’agit d’un prophète, l’esprit prophétique le quitte » (Pessahim 66b).

De même la colère contribue à isoler l’homme socialement, et à le mettre en marge de la société. En effet, sa colère ne lui permet pas de développer les qualités de cœur nécessaires à la vie en société : la compassion, la patience, l’empathie, ou la clémence. Aussi, ses congénères ne recherchent pas sa compagnie, et s’éloignent de lui comme l’explique le Or’hot Tsadikim (Les chemins des Justes, rapporté par le Rav. J. Sacks).

En réalité, la colère survient lorsque l’homme se perçoit dans un face-à-face avec le monde ou avec les hommes. Si la réalité n’est pas conforme à mes attentes, si l’attitude d’autrui me semble injustifiable, immorale et ne répond pas aux critères d’acceptabilité de mon esprit, la colère peut alors survenir afin de témoigner de ma grande déception, de mon désespoir, de mon incapacité à obtenir l’attitude, la réaction que j’escomptais et que j’estimais souhaitable.

Mais dans ce face-à-face avec son prochain ou avec la réalité, la personne qui se met en colère semble faire l’économie de la Présence de D.ieu qui veille aux destinées individuelles et permet précisément à l’homme d’échapper au règne du chaos, du hasard et de l’absurde. Je ne suis jamais seul face à autrui ou face au monde, la présence de D.ieu m’accompagne à chaque instant, me guide et elle est susceptible de m’aider à obtenir ce que je désire.

La colère est grave car elle tend à masquer cette Présence de D.ieu à mes côtés, comme si mon salut, mon honneur, ma réussite dépendaient de la réaction d’autrui, de ma capacité à le convaincre et à lui faire comprendre un argument qu’il se « bute » à ne pas comprendre.

Les écarts de compréhension entre les hommes tout comme les sentiments d’injustice sont probablement un appel lancé à l’homme pour qu’il renforce sa relation avec l’Éternel, et s’efforce de méditer sur la Providence divine qui parcourt le monde. Il pourra alors percevoir, au-delà de l’arbitraire apparent dans lequel le monde semble évoluer, que c’est la Main divine qui guide les hommes et leur permet d’atteindre leurs objectifs.

Il constatera alors l’absurdité de se mettre en colère car nul ne peut lui porter préjudice. Seul D.ieu dirige le monde et les destinées humaines.

La colère naît de l’impatience de l’homme qui s’attache à l’instant, au moment présent et échoue à percevoir sa vie ou ses relations avec les hommes dans un équilibre de long terme.

Voilà pourquoi, comme le conseille le Rav J. Sacks, le meilleur remède contre la colère est de veiller à ne pas réagir immédiatement, mais différer ses réactions, laisser passer un peu de temps. L’esprit a alors la faculté de s’apaiser, de relativiser, de trouver les mots adéquats pour exprimer son ressenti.

Puisse l’Éternel nous permettre de réussir dans cet objectif ambitieux et parvenir à éloigner les sentiments de colère de notre cœur, afin de préserver des relations apaisées avec nos proches.