Parmi les différents thèmes évoqués par la Paracha de cette semaine, nous assistons au choix de la succession de Moché Rabbénou. En effet, Moïse, prophète et leader emblématique d'Israël durant quarante ans, sait que sa mission va probablement prendre fin prochainement, avec l’entrée du peuple en Israël. Aussi, soucieux de l’avenir du ‘Am Israël, il s'adresse à D.ieu, et demande la désignation d’un successeur capable de guider le peuple, de prendre soin de chacun des enfants d’Israël, et de les mener en Israël comme un berger avec ses brebis.
« Que le Seigneur, D.ieu des esprits de toute chair, établisse sur cette communauté un homme qui sorte et rentre devant elle, qui la conduise et la fasse rentrer, afin que le peuple du Seigneur ne soit pas comme des brebis sans berger. » (Nombres 27:15-17)
Or, comme le rapporte Rav Jonathan Sacks, cette demande suit de près un événement significatif : l'histoire des filles de Tsélof'had qui revendiquent leur droit à l'héritage de leur père en dépit des traditions patriarcales. Moïse, soumettant leur requête à D.ieu, reçoit une réponse positive, qui ouvre une jurisprudence dans les lois de l'héritage.
Inspiré par cet épisode, les Sages du Midrach révèlent les pensées secrète de Moïse « Le moment est venu pour moi de faire ma propre demande. Si les filles héritent, il est juste que mes fils prennent ma succession » pour accomplir la parole de l’Éternel à la tête du peuple. Pourtant, D.ieu lui rappelle que l'héritage spirituel et le leadership ne se transmettent pas par le sang mais par le mérite et le service. Ainsi, c’est Josué, son fidèle serviteur, qui est choisi comme successeur.
Ce choix met en lumière une profonde vérité du judaïsme. Parmi les trois couronnes (la Torah, la Prêtrise, la Royauté) que recensent les maîtres de notre tradition, seules celles de la prêtrise et de la royauté sont héréditaires, la couronne de la Torah, elle, est accessible à tous.
C’est ainsi que Maïmonide statue dans le Michné Torah : « Israël a été couronné de trois couronnes : la couronne de la Torah, la couronne de la prêtrise et la couronne de la royauté. La couronne de la prêtrise a été conférée à Aharon et à ses descendants. La couronne de la royauté a été conférée à David et à ses successeurs. Mais la couronne de la Torah est pour tout Israël. Que celui qui le désire vienne et la prenne. Ne croyez pas que les deux autres couronnes soient plus grandes que celle de la Torah.... La couronne de la Torah est plus grande que les deux autres couronnes. »
Cette même idée parcourt le texte biblique à différentes reprises.
On la retrouve formulée, de manière paradoxale, par Kora'h lorsqu’il s’exclame : "Toute l'assemblée est sainte et le Seigneur est au milieu d'elle." Son constat est juste, mais sa quête de gloire personnelle et son stratagème pour arriver à ses fins sont coupables. (Nombres 16-3)
Moïse lui-même exprime ce souhait que tous soient prophètes et que l'Esprit de D.ieu repose sur chacun, lorsqu’il objecte à Josué : « Si seulement tout le peuple de l'Éternel était prophète et si l'Éternel mettait Son esprit sur eux » (Nombres 11:29) ».
De même 'Hanna, mère du prophète Samuel, chante dans sa célèbre prière, la justice divine qui élève les humbles et abaisse les puissants, tandis que la Torah appelle tout le peuple à la sainteté, non une élite. (Samuel, 2, 7-8)
La sagesse juive a ainsi consacré ce principe dans l'enseignement que la Torah, bien que donnée en héritage aux enfants de Ya'avov comme « Moracha », elle doit être activement conquise par le mérite individuel. « Prépare-toi à apprendre la Torah, car elle ne t'est pas donnée en héritage "Yéroucha" », rappellent les Maximes des Pères (2-12).
C’est ainsi que les maître du Talmud jouent sur le terme « Moracha » (héritage) et suggère de le lire « Méorassa » (fiancée). La Torah n’est pas un héritage automatique, elle doit être désirée, et elle est donnée avant tout à ceux qui la méritent, qui s’en montrent dignes par leur dévouement personnel et leurs vertus.
Le Rav Jonathan Sacks mentionne ce passage talmudique (Traité Ta'anit 24a) pour illustrer ce principe.
Un jour, Rav arriva à un endroit où, bien qu'il ait décrété un jeûne [pour la pluie], aucune pluie ne tomba. Finalement, quelqu'un d'autre s'avança devant Rav devant l'arche et pria : « Qui fait souffler le vent » - et le vent souffla. Puis il pria : « Qui fait tomber la pluie » - et la pluie tomba. Le Rav lui demanda : Quelle est votre occupation [c'est-à-dire quelle est votre vertu particulière qui fait que D.ieu répond à vos prières] ? Il répondit : « Je suis éducateur de jeunes enfants. J'enseigne la Torah aux enfants des pauvres comme aux enfants des riches. Pour ceux qui n'en ont pas les moyens, je n'accepte aucun paiement. De plus, j'ai un étang à poissons, et j'offre du poisson à tout garçon qui refuse d'étudier, afin qu'il vienne étudier. »
C’est ainsi que de tous temps, et notamment à des époques où l’éducation était, dans les autres nations, réservée à ceux qui détenaient le pouvoir économique et social, les Juifs ont veillé à ce que personne ne soit exclu du système éducatif et à ce que les écoles et les enseignants soient financés par des fonds publics. « Les Juifs ont été les premiers à démocratiser l'éducation et ce, depuis des siècles, voire des millénaires. La couronne de la Torah était en effet ouverte à tous » précise Rav Sacks.
La tragédie de Moïse de ne pas voir ses fils lui succéder devient, en quelque sorte, la consolation d'Israël. Le leadership spirituel, représenté par la couronne de la Torah, est ouvert à tous ceux qui le méritent. Ce système démocratique, où chaque individu a la possibilité de devenir un leader spirituel, transforme la société juive, prouvant que la dignité et l'honneur ne sont pas des privilèges de naissance mais des réalisations accessibles à tous.