La Paracha Béhar mentionne à deux reprises consécutivement l’interdit de « tromper son prochain » aux versets 14 et 17 du chapitre 25 du Lévitique. « Si donc tu fais une vente à ton prochain, ou si tu acquiers de sa main quelque chose, ne vous lésez point l'un l'autre. » (chap. 25, 14) « Ne vous lésez point l'un l'autre, mais redoute ton D.ieu ! Car je suis l'Éternel, votre D.ieu » (chap 25-17).
Cette redondance inhabituelle souligne l’enjeu particulièrement important de cette Mitsva de ne pas porter préjudice à son prochain (l’interdit de "Ona'a") qui présente, en réalité, différentes modalités d’application.
Le premier interdit mentionné dans la Torah fait référence aux transactions commerciales : il s’agit de l’interdit d’utiliser la détresse, ou l’ignorance de son prochain afin, pour un vendeur, de surfacturer la vente d’un produit, ou pour un acheteur, de sous-payer l’achat d’un produit de manière disproportionnée par rapport au prix du marché. De même, il est interdit de prêter avec intérêts à un autre Juif, tout comme il est interdit pour l’emprunteur d’offrir un intérêt (sous quelque forme que ce soit) à son prêteur.
Par ailleurs, l’interdit de "Ona'a" a aussi évolué pour se détacher du contexte commercial et s’appliquer aux « blessures verbales » qu’un homme pourrait, D.ieu nous en préserve, faire endurer à son prochain (moqueries, quolibets, humiliation…).
Ces dispositions sont très exigeantes, et elles obligent l’homme à raffiner considérablement sa sensibilité et son empathie pour comprendre les sentiments de son prochain, et éviter de lui causer une souffrance.
Par exemple, dans le cadre familial, l’interdit de "Ona'a" impose de ne pas faire honte à son prochain en lui adressant un reproche (même s’il est justifié), et cela s’applique naturellement dans l’éducation des enfants, où les parents doivent s’efforcer de préserver leur dignité. De même, on doit naturellement être très vigilant à ne pas causer de peine à sa femme, et aux femmes en général, ainsi qu’aux personnes sensibles ou vulnérables (pauvres, veuves, orphelins, convertis).
Cette Mitsva s’étend même à des situations de la vie courante : ne pas poser des questions à un commerçant sur un produit si l'on n’a pas du tout l’intention de l’acheter, ne pas ouvrir une fenêtre en hiver ou en fermer une en été si cela risque d’incommoder fût-ce une seule personne, ne pas faire peur…
Nos Sages relèvent que le verset se conclut par « … et tu craindras l’Éternel ton D.ieu » afin de rappeler à l’homme que lorsqu’il essaie de tromper son prochain en s’appuyant sur sa faiblesse ou son ignorance, qu’il n’oublie pas que, même si aucun autre homme ne le voit, l’Éternel l’observe, Lui, constamment et assiste à sa manigance.
Comme souvent en matière de comportement moral, l’observation des grands maîtres de notre tradition vaut plus que de longues démonstration théoriques. Mentionnons ainsi quelques exemples de nos Maîtres qui se sont illustrés dans ce domaine de manière exceptionnelle.
On raconte ainsi qu’un élève avait eu l’autorisation de rendre visite à son maître vénéré vendredi soir, après le repas de Chabbath. L’élève était à la fois très heureux mais aussi un peu inquiet sur la nature des échanges qu’il aurait avec son maître, et les questions auxquelles il devrait répondre. C’est ainsi qu’absorbé par ses pensées, il arriva devant le domicile du Rav et sonna à la porte. Une sonnerie, Chabbath ! Les enfants du Rav étaient stupéfaits, qu’est-ce que cette sonnerie ? Mais, le Rav ne semblait pas perturbé, tout se passait comme s’il n’avait rien entendu. Il monta dans sa chambre, et en redescendit au bout de quelques minutes. L’élève à l’extérieur de la maison, après avoir été pétrifié de honte, se ressaisit et se dit que peut-être ils n’avaient pas entendu, alors il tapa à nouveau à la porte. Le Rav se leva et alla lui ouvrir avec un grand sourire. À l’issue de l’entretien, les enfants du Rav interrogèrent leur père, n’avait-il pas entendu la sonnerie ? Pourquoi avoir tant attendu avant d’ouvrir ? Et le Rav de leur expliquer qu’il avait souhaité éviter un sentiment de honte à son élève dont il avait compris l’erreur involontaire. Il préféra feindre de ne pas avoir entendu et ouvrir plus tard afin de ménager sa dignité.
De même, on rapporte qu’un jour, alors qu’un élève aidait son maître à monter dans la voiture, il referma la porte sur ses doigts. Le maître fit taire sa douleur tant que l’élève était présent, et ne laissa rien paraître afin de ne pas causer un sentiment de peine et de honte à son élève dont il aurait mis du temps à se remettre.
Évidemment, une importance particulière est accordée à ne pas faire honte à son prochain en public. Les Sages du Talmud rapportent ainsi que celui qui commet une telle faute est comparable à un meurtrier, et qu’il n’a que difficilement place dans le monde futur.
Rav H. T. Rozenberg note qu’il est significatif que ces dispositions relatives à l’humiliation d’autrui se situent, de manière apparemment étonnante, aussi bien dans le Talmud que dans le Choul'han 'Aroukh, au milieu des lois qui régissent les transactions commerciales. Les lois commerciales ont ceci de spécifique qu’elles sont très précises, mesurables, quantifiables, et leur application est impérative. Toute infraction peut faire l’objet automatiquement d’une sanction. Or, en matière d’humiliation ou de moqueries, les hommes ont parfois tendance à minorer la gravité de telles fautes sous couvert d’humour, de légèreté, ou de trait d’esprit. En codifiant ces lois au milieu des lois financières et commerciales, nos Sages ont certainement voulu s’inscrire en faux contre cette désinvolture et rappeler aux hommes que ces lois sont aussi impératives que les autres Mitsvot de la Torah.
Rav Rozenberg rapporte une anecdote de l’époque du 'Hatam Sofer. Un homme travaillait comme Cho’het dans un village éloigné de 4 heures de route de son domicile. Un jour, il annonça dans sa ville de travail qu’il venait d’avoir un enfant, et il invita l'un des habitants à être le Sandak du bébé lors de sa Mila. L’homme était très touché et heureux de cette proposition, et il se rendit avec beaucoup de plaisir le jour en question à la ville où résidait l’heureux papa. En arrivant à son domicile, il réalisa qu’en réalité l’enfant était une jolie petite fille. Le ‘Hatam Sofer fut particulièrement choqué par cette « plaisanterie » qui causa probablement de la déception, une fatigue inutile et peut-être même un sentiment d’humiliation à sa victime. Aussi, il décréta que cet homme ne pouvait plus occuper une fonction qui impose une crainte du Ciel tant qu’il n’avait pas éclairci les raisons de sa conduite et fait Téchouva.
Puissions-nous avec l’aide du Ciel progresser continuellement dans ce domaine et raffiner nos qualités de cœur, de sensibilité et d’empathie avec autrui.