L’existence de l’homme est jalonnée de repères. La différence entre « repères » et « souvenirs » se situe au niveau du sens. Le souvenir évoque certes, mais n’entraîne pas nécessairement un acte, alors que le repère est là pour nous « parler », et donner une signification au souvenir. Le point de repère, tel qu’il s’inscrit dans notre mémoire, est évidemment lié aussi bien au lieu qu’au temps. Pour le Juif croyant, pour qui le repère est la rencontre avec l’Absolu dans la vie quotidienne, un terme hébraïque inclut cette double facette temporelle et locale. Au-delà du mot 'OLAM – « univers » comme « éternité » – qui transcende l'Être, mais ne saurait être un repère au niveau de la créature – le vocable MOÈD traduit bien cette convergence entre LIEU et TEMPS. MOÈD est un moment comme un endroit (selon le terme « Ohel Moèd » : tente de la rencontre). La racine « ’Ad » (en hébreu : « jusqu’à ») implique un ALLER VERS, ou un RETOUR JUSQU’À. Le temps, comme le lieu, sont le repère permanent de la vie de la créature. L’homme a besoin d’un repère qui justifie son existence. Sans repère, sa vie perd son poids. À partir de cette constatation, la trame de l’Histoire apparaît.
Le repère absolu est évidemment le Créateur. Une lecture du Gaon de Vilna sur un verset d’Isaïe résume le repère absolu : « Levez les yeux vers le haut et voyez Qui les a créés [les cieux] (Isaïe 40,26). Le Rav Moché Chapira rapporte cette lecture du Gaon de Vilna : « Qui les a créés » (lu en hébreu : « Mi Bara Eléh » est une allusion au Nom du Créateur – « Qui » et « Les » sont en hébreu les lettres d’ÉLO-KIM). Qui est le repère absolu de la Création, sinon le Créateur ? Remarquons que le mot « Qui », est « MI » en hébreu, qui a une valeur numérique de 50, chiffre qui complète les 49 jours après la sortie d’Égypte, au bout desquels a eu lieu la Révélation du Sinaï. C’est évidemment ici le repère absolu, universel ! Mais à partir de ce repère, les hommes ont « oublié » le Créateur, et ils se sont créés des repères provisoires. C’est ce qu’écrit la Torah, quand elle précise, encore au début de l’Histoire : « Alors, on a commencé à profaner le Nom de l’Éternel » (Genèse 4, 26). Rachi explique que l’on a donné le Nom de D.ieu à des êtres créés, et c’est ici que le repère a été dévié. Au lieu de croire en une Transcendance verticale, le repère est devenu horizontal.
À partir de cette déviation, chaque époque, chaque civilisation, chaque culture a choisi un autre repère. Ce fut peut-être inconscient, mais il importe de comprendre qu’en effaçant l’influence de l’Absolu, la référence, c’est-à-dire le repère, devenait relatif. Cette fuite doit être analysée pour être comprise. Il s’agissait, chaque fois, de créer un nouveau repère, imaginé par l’homme. Que l’on comprenne bien : le « repère » doit être une référence qui soutient, qui donne du poids à l’existence. Pour un alcoolique, le repère sera la boisson, pour un savant ce serait la science, pour un artiste ce serait son art, la danse, la peinture ou l’écriture pour un poète ou un écrivain. La religion est, assurément, un repère absolu, dans la mesure où l’on tente de s’accrocher à une valeur qui dépasse l’instant ! Cependant – les tenants du judaïsme le savent – toute valeur inventée par l’homme ne résiste pas au temps. Les religions qui subsistent – christianisme ou islam – ne gardent une certaine vitalité que parce que leur source originelle est la Révélation du Sinaï. Le peuple chinois, lié dans le passé par la religion de Bouddha, est aujourd’hui, officiellement, marxiste, bien que le capitalisme chinois inonde le monde ! Y a-t-il, donc, aujourd’hui des repères ? La faillite totale des systèmes socialistes – qui étaient l’espoir d’une humanité heureuse – a emporté toutes les illusions ! Les repères nationalistes se réveillent mais donnent aussi des signes de faiblesse. La guerre, presque fratricide, en Ukraine est peut-être aujourd’hui le symbole d’une humanité déboussolée !
Et nous, cherchons-nous à assumer comme il faut notre judaïsme ? Seule la référence à la Torah éternelle ne s’est pas modifiée au cours du temps. Les Sages continuent « Halakha Lémoché Misinaï ». Un texte de la Guémara nous montre Moché assistant, sans comprendre, à une discussion entre les Sages. Il entend cette expression : « Halakha Lémoché Misinaï » et est rasséréné, car il comprend la CONTINUITÉ, la PERMANENCE du REPÈRE. Telle est la vérité de la Torah, un repère permanent qui transcende l’Histoire et qui affirme la permanence de l’être juif, lié à l’ABSOLU. Le troisième fils d’Adam Harichon et 'Hava s’appelait Chèt, nom lié à la racine « placer », mettre à sa place. Le mot « TACHTIT » (« base ») vient de cette racine. Rav Chimchon Raphaël Hirsch estime, dans son Commentaire sur la Torah, qu’il s’agit ici de la BASE du Monde, du FONDEMENT du Créé. C’est que CHÈT est à l’origine de l’humanité, la base qui donne son sens à l’Histoire. Il est le lien au seul REPÈRE ÉTERNEL, le Créateur de l’univers.