La conversion au judaïsme est un merveilleux voyage, spirituel, exigeant, qui traverse les âges et les frontières. Ce dossier explore les fondements halakhiques et philosophiques de la vision juive de la conversion, tout en éclairant le regard bienveillant que la Torah porte sur les convertis. À travers des exemples historiques et modernes, découvrez comment le judaïsme, sans prosélytisme, accueille avec amour et respect ceux qui choisissent de rejoindre le peuple d’Israël et d’embrasser le joug des Mitsvot. Immersion au cœur d’une tradition millénaire.
Disons-le d’emblée : le peuple juif s’est toujours montré ouvert et accueillant à l’égard des convertis. Le Créateur aime les prosélytes et nous avons nous aussi le devoir de les aimer. La Torah nous interdit à six reprises brimades ou vexations à l’égard des prosélytes, dont la sensibilité exige des égards particuliers. Preuve en est le nombre de personnalités marquantes du peuple juif étant elles-mêmes originaires de peuples étrangers.
Commençons par le premier et le plus grand, Moché Rabbénou, qui épousa une convertie. Le prophète ‘Ovadia était un converti. Le début de la lignée messianique commence avec Ruth qui était elle-même une convertie moabite. La Guémara nous révèle que même des ennemis réputés d’Israël ont eu parfois une descendance prestigieuse dans le peuple juif, tels que Naaman, un général syrien de l’époque biblique, ou Névouzaradan, le général babylonien qui détruisit Jérusalem – tous deux finirent par se convertir. Des petits-fils d’Haman, qui a voulu exterminer le peuple juif comme il est écrit dans la Méguilat Esther, ont enseigné la Torah à Bné-Brak. Des descendants de Sisra, un général qui combattit les Hébreux à l’époque des Juges, assumèrent la tâche éminemment sainte d’enseigner aux enfants de Jérusalem. Ceux de San’hériv, qui exila les dix tribus perdues, comptèrent parmi les plus prestigieux maîtres du Sanhédrin, Chéma’ya et Avtalion. Ajoutons que selon certains avis, Rabbi ‘Akiva serait le descendant d’une famille de convertis, tout comme Rabbi Méïr Ba’al Haness. Onkélos, dont la traduction araméenne de la Torah fait autorité absolue, aurait été semble-t-il le propre neveu de l’empereur Hadrien, un ennemi juré du peuple d’Israël !
Les lois Noa'hides
Le judaïsme n’est pas une religion prosélyte. Il offre en revanche un cadre social où pourront prendre place tous les non-Juifs, qui sont appelés les Bné Noa’h, étant donné que Noa’h (Noé) fut le père commun de l’humanité. Le judaïsme laisse ainsi place à une expression différente du rapport au divin. La Torah prescrit en effet sept commandements comme étant des impératifs moraux exigés de toute l’humanité issue de Noa’h après le déluge. Jusqu’à la destruction du Second Temple, ces sept Mitsvot assuraient au non-Juif qui en prenait l’engagement le statut de Guèr Tochav, c’est-à-dire de prosélyte ayant droit de résidence en Erets Israël.
Voyons quelles sont ces sept Mitsvot Bné Noa’h. L’idolâtrie leur est interdite quelle que soit sa forme, y compris l’astrologie. L’interdiction du meurtre inclut l’euthanasie, le suicide et l’avortement. L’interdiction de consommer un membre ou de la chair d’un animal encore vivant comprend selon certaines opinions la consommation du sang et la vivisection. Il leur est également interdit de blasphémer et de là, l’interdiction de fonder une religion en s’appuyant sur une révélation personnelle. Le vol leur est interdit sous toutes ses formes, y compris la fraude fiscale, le non-paiement d’un employé, le chantage et l’endommagement d’un bien d’autrui. Ils ont l’obligation par ailleurs de nommer des juges, afin de veiller à exercer la justice entre les hommes et de faire appliquer les lois noa’hides, comme de légiférer selon les lois que la raison humaine impose pour le bien public.
Aimé Pallière
L’exemple le plus célèbre de Ben Noa’h, à l’époque moderne, est assurément Aimé Pallière, jeune chrétien d’origine lyonnaise. Il avait été attiré par le judaïsme et était entré en contact avec le Rav Eliyahou Benamozegh de Livourne. Celui-ci, conformément aux thèses développées dans ses œuvres, lui déconseilla de faire acte de conversion, et le poussa plutôt à observer et diffuser dans son entourage les lois noa’hides. Mais Aimé Pallière était isolé, à une époque et dans une société qui n’était assurément pas encore mûre pour qu’une telle démarche puisse faire école.
Le ‘Hida, dans ses notes de voyage concernant son séjour à Paris, nous rapporte déjà l’exemple d’un chrétien auquel il enseigna les préceptes noa’hides. Lors de ses séjours successifs à Paris, le ‘Hida avait rencontré M. Fabre, un érudit chrétien versé dans les Écritures comme dans les textes de la Kabbala traduits en latin. M. Fabre avait été d’une grande utilité pour permettre au ‘Hida d’accéder aux manuscrits hébraïques détenus par la Bibliothèque Nationale. Lors de son dernier séjour parisien, le ‘Hida poussa plus encore leurs entretiens. Il demanda à ce chrétien, écrit-il, de lui expliquer ce en quoi il croyait. Fabre lui répondit : "au D.ieu d’Israël". Le ‘Hida lui dit alors : "Puisque c’est ainsi, récitez matin et soir le verset Chéma’ Israël, observez les sept préceptes et gardez-vous de croire en plus d’un dieu, de quelque manière que ce soit, mais seulement en l’unité absolue, le D.ieu d’Israël". L’homme accepta et promit de ne prier désormais que le D.ieu d’Israël.
Nous voyons que liberté est donc donnée à tout un chacun de rejoindre le peuple juif en acceptant le joug des Mitsvot, mais aussi à celui qui souhaite s’associer à lui dans la connaissance du monothéisme authentique et l’adhésion à l’universelle loi noa’hide.
En quoi consiste la conversion ?
Première étape : s’enquérir de la motivation profonde du candidat à la conversion ! Après avoir vérifié qu’il n’y a de sa part aucune démarche intéressée, on lui demandera pour quelle raison il souhaite se convertir au judaïsme. Pour s’assurer de sa sincérité, on demandera au candidat s’il sait que le peuple juif a toujours été l’objet de la haine des nations et que par conséquent, il souffre. S’il répond qu’il le sait et qu’il n’est pas digne d’en faire partie, on l’accepte immédiatement.
On enseignera ensuite au candidat à la conversion les grands principes de foi juive que sont l’unicité de D.ieu et la prohibition de l’idolâtrie. On lui enseignera aussi quelques Mitsvot ainsi que les châtiments encourus par ceux qui les transgressent. De même qu’on lui fera connaître les punitions, on lui exposera la récompense des Mitsvot, et comment en les accomplissant, il aura une part dans le monde futur.
Toute personne peut se convertir au judaïsme. Une seule condition est exigée : la conversion doit avoir pour but l’accomplissement des Mitsvot ! Si la motivation est de se marier avec un Juif, la recherche d’un intérêt matériel, le désir de partager la situation favorable des Juifs, d’obtenir un avancement, etc., alors la conversion ne sera pas acceptée. Il en sera de même si le motif est la crainte de la puissance politique ou militaire du peuple d’Israël. C’est la raison pour laquelle les Sages d’Israël refusaient de procéder à des conversions à l’époque du roi David ou du roi Chlomo. Pour la même raison, on ne pourra accepter de conversions à l’époque du Machia’h.
Au cas où la conversion aurait été effectuée sans examen préalable des motivations de la personne, que l’on ait omis d’enseigner au converti les punitions dues à la transgression des Mitsvot et la récompense de leur accomplissement, ou que l’on ait appris après coup que la conversion n’avait d’autre but qu’un profit quelconque, les avis sont partagés sur la question de savoir si la conversion reste valable.
Pour que la conversion soit effective, le converti doit être circoncis et s’immerger dans un Mikvé en présence de trois membres du tribunal rabbinique qui lui rappelleront en même temps quelques unes des Mitsvot qu’il sera tenu de respecter une fois juif.
Le statut du Guèr
Désormais juif à part entière, le Guèr est assujetti à toutes les Mitsvot. Bien que ne descendant ni des patriarches ni des Bné Israël qui ont conquis la terre promise, un Guèr peut néanmoins dire dans la première bénédiction de la ‘Amida : "...D.ieu de nos pères..." et dans la seconde du Birkat Hamazon : "Nous Te remercions... pour la terre que Tu as léguée à nos ancêtres".
En effet, quand le nom d’Avram fut changé en Avraham, D.ieu dit alors au Patriarche : "Je t’ai fait père d’une multitude de peuples". En d’autres termes, Avraham devint dès lors père de tous les futurs convertis au judaïsme. De là, sans doute, le nom de Ben Avraham que l’on a coutume de leur attribuer.
Quelques Juifs convertis célèbres
L’incroyable épopée de ‘Ovadia, le "prosélyte normand"
Johannes naquit en 1070 en Italie. Son père était un aristocrate de la famille d’Hauteville. Pendant sa jeunesse passée en Normandie, Johannes avait été très impressionné par la conversion au judaïsme à Constantinople de l’archevêque de Ban avec une partie de sa communauté. D’autres événements contribuèrent sans doute à ébranler sa foi chrétienne, entre autres les persécutions dont les Juifs étaient victimes et sa grande soif d’études bibliques. En 1102, au moment même de prononcer ses vœux pour rentrer au couvent, coup de théâtre, il annonça qu’il se convertissait au judaïsme.
Sa conversion eut lieu à l’époque des Croisades, trois ans après la prise de Jérusalem par Godefroy de Bouillon. Il avait alors trente-deux ans. Dans le climat de fanatisme religieux qui régnait alors, la conversion de Johannes fut considérée comme une provocation. Devenu ‘Ovadia, il rapporte les propos tenus par les Croisés avant de se livrer aux effroyables massacres qui ont anéanti tant de communautés juives : "Pourquoi aller si loin dans le pays de nos ennemis alors que dans nos contrées et nos propres villes, se trouvent nos ennemis et ceux qui détestent notre foi ?"
Suite à sa conversion, ‘Ovadia le Normand fuit pour échapper au courroux de son entourage. Arrivé à Alep en Syrie, les édiles de la communauté l’installèrent dans la maison de prière où on lui apportait de quoi se nourrir. Par la suite, le directeur de la Yéchiva de Bagdad l’invita à se joindre à la classe des orphelins afin qu’il apprenne la Torah.
‘Ovadia poursuivit ses pérégrinations à Bagdad, à Damas, et de là, se rendit en Erets Israël, à Dan (aujourd’hui Banias), au pied du Mont ‘Hermon. Il se rendit ensuite à Tyr d’où il embarqua pour l’Égypte, où il s’établit définitivement.
Dans le manuscrit qu’il laissa, se trouvent quatre pages de notation musicale de Piyoutim et de versets bibliques. Les mélodies d’'Ovadia le Normand se retrouvent dans la cantillation biblique des Juifs de Syrie, de Djerba, d’Irak et d’Italie jusqu’à aujourd’hui.
Le Graf Pototski
Valentin Pototski appartenait à la noblesse lituanienne du XVIIIème siècle. Son père, seigneur de la ville de Vilna et de la province environnante, était un personnage influent. Fils unique de parents vouant une particulière dévotion à l’Eglise catholique et à ses dogmes, il avait été, dès son jeune âge, destiné à la fonction sacerdotale. Mais plus il grandissait, et plus le doute s’installait dans le cœur du jeune homme, dont ni l’esprit éveillé ni l’âme assoiffée de justice et de vérité ne pouvaient trouver satisfaction dans les pompes et la puissance d’une Église forte de ses dogmatiques certitudes. S’étant ouvert de ses doutes à son fidèle ami Zarembo, ils conçurent tous deux le projet de parfaire leur éducation en parcourant les grands centres de l’Europe. Devant son insistance, ses parents se résignèrent à le laisser partir, certains de le voir bientôt revenir mûri et assagi par l’expérience, afin d’assumer les charges élevées qui lui étaient destinées.
Amsterdam, ville de la liberté
Amsterdam la protestante était alors assurément un havre de liberté. Loin des tribunaux et des bourreaux de l’Inquisition, les Juifs y jouissaient d’une liberté peu commune pour l’époque. Les Marranes espagnols et portugais pouvaient y afficher sans crainte leur judaïsme, et une vie juive foisonnante y régnait. Trois communautés cohabitaient alors à Amsterdam : la grande communauté portugaise était dirigée par le ‘Hakham David Israël Eliahou. Les Juifs allemands avaient à leur tête le Rav Arié Leib Loewenstamm, le gendre du célèbre ‘Hakham Tsvi. Une petite communauté polonaise était par ailleurs en voie de formation. Les détails du séjour à Amsterdam des deux anciens séminaristes de Vilna ne nous sont pas connus. Une chose est sûre : tous deux y vinrent au terme de leur quête et entrèrent dans l’alliance d’Israël. Deux nouveaux Juifs vivaient donc désormais dans la ville et fréquentaient les Yéchivot pleines d’une intense vie d’étude, Avraham Ben Avraham Pototski et Baroukh Ben Avraham Zarembo.
Et là, pour la première fois, leurs chemins allaient se séparer. Baroukh Zarembo décida de passer le restant de ses jours en Erets Israël et, après d’émouvants adieux à son ami, s’embarqua pour Akko. Avraham Pototski ne put se résoudre à l’accompagner. Une idée mûrissait en effet dans son esprit, regagner Vilna. Il était bien sûr hors de question pour lui de reprendre contact avec sa famille. Inquiets de la brusque rupture de toute correspondance avec leur fils, avertis sans doute de rumeurs diverses, ses parents usaient de leur influence et de leurs relations pour le faire rechercher dans toute l’Europe. Il était également hors de question de résider à Vilna même, on aurait tôt fait de le reconnaître, malgré la barbe qui ornait désormais son visage, et l’Inquisition ne manquerait pas de s’intéresser à un cas aussi singulier. Dans le doute, une seule supposition semble pouvoir expliquer ce retour à Vilna, rechercher la proximité de celui qui dominait de sa haute stature le judaïsme de son temps : le Gaon de Vilna.
Le village d’Ilya
Avraham Pototski regagna donc la Lituanie, douze ans après l’avoir quittée. Soit de sa propre initiative, soit sur le conseil du Gaon de Vilna, il choisit de s’installer dans le petit village d’Ilya, non loin de la capitale. Dans ce village paisible, au milieu de Juifs pieux et érudits qui d’emblée l’accueillirent comme un fils, Avraham connut des jours heureux. Passant ses journées au Beth Hamidrach, profitant des leçons des uns et des autres, il s’y élevait en sagesse, en érudition et en crainte du ciel. Sur les terres mêmes qui auraient dû lui revenir en héritage, il pénétrait un nouveau royaume, le royaume de la Torah et de ses Sages. Émus et impressionnés par sa ferveur, la noblesse de son âme et sa vive intelligence qui en peu de temps lui conférèrent la stature d’un futur Talmid ‘Hakham, les Juifs d’Ilya veillaient au moindre de ses besoins. Le drame n’allait cependant pas tarder à éclater…
La dénonciation
Avraham Pototski était un jour assis au Beth Hamidrach, comme à l’accoutumée. Un groupe d’enfants juifs entra soudain dans la salle et, dans un joyeux chahut, le troubla dans son étude. Le vacarme persistant, Avraham finit par leur demander de regagner la cour. Tous sortirent sans faire de problème, mais l’un d’entre eux s’obstina, tournant dans le Beth Hamidrach dans le seul but d’y semer le désordre. Avraham Pototski se leva alors, saisit l’enfant à bras-le-corps, et le fit sortir en fermant la porte à clé. Le jeune garçon courut chez lui en pleurant, affirmant qu’on l’avait battu et même menacé de mort. Son père se précipita sans tarder au Beth Hamidrach, où il apostropha Pototski dans les termes les plus violents.
C’était l’heure de Min’ha. Les Juifs d’Ilya se rendaient à la prière, et dans la rue une vive discussion éclata entre eux et le père de l’enfant au sujet du Guèr Tsedek. Un non-Juif qui comprenait un peu le Yiddish surprit quelques bribes qui lui permirent de deviner l’identité du nouveau Juif habitant la localité. D’autres affirment que le père de l’enfant, animé par la jalousie, dénonça aux autorités le nouveau converti. Le fait est qu’Avraham Pototski fut bientôt arrêté et mené sous bonne garde à Vilna.
Sanctifier le Nom
Vilna la catholique était sous le choc. L’héritier de l’une des plus illustres familles de Lituanie, promis de surcroît à un avenir prometteur, n’avait donc trouvé rien de mieux que de renier la sainte église pour embrasser la foi juive ! La famille Pototski eut recours à tous les moyens pour tenter de ramener le fils prodige à de meilleurs sentiments. Ses anciens maîtres du séminaire intervinrent eux aussi pour rappeler à la réalité le jeune homme.
Mais rien n’y fit. Il semble qu’Avraham Pototski ait hésité sur la conduite à suivre, proclamer son innocence et soutenir qu’il n’était pas le fils du noble Pototski, ou au contraire faire front et revendiquer son adhésion à l’alliance d’Israël. On sait en tout cas que le Gaon de Vilna était parvenu à lui faire passer un message, dans lequel il lui proposait de mettre en œuvre des moyens surnaturels pour le sortir d’épreuve. À quoi le Guèr Tsedek aurait répondu que, puisqu’il avait déjà entrepris de sanctifier le Nom, son intention était désormais d’aller jusqu’au bout. Telle était bien d’ailleurs aussi l’intention du tribunal de l’Inquisition, décidé à châtier de façon exemplaire ce fils indigne et rebelle, qui s’obstinait à refuser de revenir dans le droit chemin. Vilna la juive craignait les représailles des Chrétiens. Les Juifs ne cessèrent de prier pour la sauvegarde du Guèr Tsedek. Dans les synagogues et les Talmudé Torah, on récitait chaque jour des Psaumes pour sa délivrance prochaine.
Épilogue
La sentence de l’Inquisition ne tarda pas. La mère de Pototski, torturée par le remords, avait tenté de sauver son fils à la dernière minute, en émettant des doutes sur l’identité du jeune homme qui lui avait été présenté. Peut-être, soutenait-elle, la vieillesse et la douleur avaient-elles troublé son jugement. Mais il était trop tard. L’Église qui se sentait bafouée par une telle conversion voulait se venger. L’estrade dressée sur la grande place donna dans la ville le signal que l’on approchait du tragique dénouement. Le second jour de Chavou’ot, Avraham Pototski fut porté sur le bûcher pour y rendre l’âme à son Créateur, tandis qu’il récitait le Chéma’ Israël.
Dans la synagogue du Gaon de Vilna, on s’apprêtait en ce jour de fête du don de la Torah à réciter la prière du Yizkor, pour le repos de l’âme des défunts. Le Gaon fit alors signe à l’assistance d’attendre un instant. Un lourd et long silence emplit la salle. Au loin, depuis le petit matin, on entendait le lugubre tintement des cloches. Et puis, soudain, elles se déchaînèrent, célébrant l’apparente victoire d’une folie meurtrière. Baissant la tête quelques instants, le Gaon saisit enfin le Séfer Torah, s’écriant : "Puisse D.ieu avoir souvenir de l’âme du pieux et saint Guèr Tsedek Avraham Ben Avraham qui a fait don de sa vie pour sanctifier le Nom d’Hachem !"
Le baron et la baronne Von Manstein
Fanny Betzold appartenait à une famille proche de la cour royale de Bavière, où sa mère était dame de cour. Dans la ville de Heidingsfeld, non loin de Würtzburg où elle résidait, elle fit connaissance de la famille Zilberschmidt, des Juifs pratiquants dont elle devint la locataire. Eduquée dans le protestantisme puis le catholicisme, sa quête passionnée de la vérité et d’une règle de vie authentique transperçaient dans les articles qu’elle écrivait pour diverses revues allemandes. Le tableau du judaïsme que lui offrit la famille Zilberschmidt, puis celui du Rav Yits’hak Gutman qu’elle connut par son intermédiaire, touchèrent son cœur autant que son esprit. La découverte fortuite des écrits du Rav Chimchon Réfaël Hirsch produisit alors sur elle une impression profonde qui la conduisit lentement à la décision de se joindre au peuple d’Israël.
C’est ainsi qu’elle se convertit en 1885 à Würtzburg, où elle avait suivi les Zilberschmidt. Et c’est dans ce bastion du judaïsme allemand, où se trouvaient des autorités telles que le Rav Lipmann Bamberger et le Rav Jonas Ansbacher, qu’elle fit connaissance de celui qui allait devenir son époux. Le jeune baron Ernst Von Manstein, héritier d’une vieille famille aristocratique comptant de nombreux généraux célèbres, se trouvait lui aussi à Würtzburg pour une période de manœuvres militaires, et s’en vint louer une chambre chez les Zilberschmidt.
L’impression que fit sur lui la rencontre d’une famille juive orthodoxe le poussa à s’intéresser au judaïsme, à fréquenter les rabbins et les érudits de Würtzburg, pour enfin se convertir. Pour une raison inconnue, c’est à Amsterdam, où l’accompagna le Rav Ansbacher, qu’Ernst Von Manstein entra dans l’alliance d’Israël. Peu après sa conversion, en 1892, il épousa Fanny Sara Betzold, à laquelle l’unissaient des dons et un intérêt commun pour le dessin et la musique.
Ayant quitté l’armée après sa conversion, le baron entreprit d’enseigner le dessin dans la communauté juive orthodoxe de Würtzburg. La profondeur de son engagement comme son dévouement sans borne pour le judaïsme ne manquaient pas d’impressionner son entourage. Il fut ainsi élu administrateur de la synagogue de Würtzburg, charge qu’il conserva jusqu’à la disparition, sous le régime nazi, de la communauté de cette ville. On y chantait un air de sa composition pour la sortie et la rentrée du Séfer Torah lors des lectures publiques. La résidence qu’il avait acquise possédait un grand jardin. Il y respectait scrupuleusement les règles de la loi juive, interdisant de manger les fruits d’un arbre durant les trois premières années suivant sa plantation et de greffer plusieurs espèces d’arbres fruitiers.
Le baron Von Manstein avait coutume de se rendre tous les matins à la synagogue, enveloppé de son Talith et de ses Téfilin. Il resta fidèle à cette habitude même sous le régime hitlérien, et porta l’étoile jaune bien que son origine aryenne le dispensât d’une telle mesure. Roué de coups à plusieurs reprises dans la rue, il ne fut pourtant jamais interné. Les nazis embarrassés par son cas n’arrivaient pas à accepter qu’un membre de l’aristocratie allemande puisse appartenir à la "race inférieure".
Le couple Von Manstein désirait au plus haut point quitter l’Allemagne nazie, vendre sa propriété et s’installer en Erets Israël. L’un de leurs amis non-juifs, de retour d’un voyage d’études à Tel-Aviv, avait pourtant tenté de les en dissuader. Il leur écrivait ainsi : "Vous qui, à Würtzburg, fermez vos fenêtres le Chabbath pour ne pas souffrir du vacarme des voitures dans la rue, comment pourrez-vous supporter Tel-Aviv ?" Tous leurs efforts pour liquider leurs biens et obtenir un visa d’émigration échouèrent malheureusement.
Ernst Von Manstein et sa femme assistèrent donc, la mort dans l’âme, aux tragédies de l’époque nazie. Agée et brisée par les épreuves, Sara Fanny Von Manstein mourut en 1941 et fut enterrée au cimetière juif de Würtzburg. Après son décès, son époux chercha une dernière fois à fuir le Troisième Reich mais, atteint d’une grave maladie, il fut transféré avec le reste de la communauté juive dans un "home juif", pour finalement mourir à l’hôpital catholique de la ville en 1944. Avertis de son décès, les membres de la S.A. nazie s’emparèrent du cercueil du baron, qu’ils recouvrirent d’une croix gammée, pour l’enterrer au cimetière catholique. Ainsi pensaient-ils exercer une vengeance posthume à l’encontre d’un "traître" à la cause aryenne. Ce n’est qu’en 1960 que la communauté juive de Würtzburg obtint le transfert de ses restes au cimetière juif local.
Dossier Kountrass revisité par Torah-Box