Lorsqu’on lit la Bible et les pérégrinations de nos Pères dans le désert, on peut dire que « ça se lamente beaucoup ». On ne dénombre pas dans le Texte combien sont ceux qui se plaignent, soupirent, ont à redire, mais on les entend en bruit de fond, tout au long des Parachiot du livre des Nombres : ils murmurent, se soulèvent, complotent et surtout, découragent les autres. Il n’est pas sûr qu’ils aient été si nombreux que ça, les pleurnicheurs, mais il suffit d’une poignée d’hommes (et de femmes) dotés de cette fâcheuse manie pour faire régner une atmosphère de défaitisme, de pessimisme, de doute, et ralentir considérablement le voyage vers la Terre Promise.
Moché intervient inlassablement auprès de l'Eternel, pour qu'Il ne châtie pas ces incorrigibles mécontents.
Ces dialogues entre D.ieu et le plus humble des hommes qui, parce qu’il est le serviteur le plus fidèle de l’Éternel, se permet de rentrer en discussion avec Lui, sont édifiants.
Mis à part le fait que D.ieu « se dévoile » dans ces échanges nous révélant clairement ce qu’Il aime et ce qu’Il hait - comme la licence dans la section de Pin’has, l’orgueil dans Kora’h ou la convoitise et le mauvais œil dans Balak -, une catégorie de personnes à première vue inoffensive et pas vraiment néfaste, est abhorrée par le Créateur.
Ce sont les jamais contents, les « c’était mieux là-bas » les « pourquoi tu nous as amené ici », les « on a soif », les « on a faim », les « non, on veut des cailles et on en a assez de la manne », les « c’est de la faute à... », qui débordent en fin de compte sur « mais qui c’est ce Moché qui ne place que ses proches au leadership ?! »
Car quand on ne distingue rien de bien dans le cours de sa vie, quand l’autre est toujours coupable de mon malheur, quand l’infrastructure « n’était pas la bonne pour moi », quand « si c’était autrement, j’aurais pu », quand c’est systématiquement le conjoint, le patron, le dirigeant qui est fautif, et qu’on s’installe définitivement dans les lamentations, on ne peut pas croire que D.ieu est bon.
Plaintes sans grâce
Pour nous protéger de cette malheureuse inclinaison, l’Éternel y a instillé un garde-fou : elle éveille un rejet qui provoque une imperméabilité totale à tout sentiment de compassion pour le gémisseur. On aimerait l’aimer le « jamais content », puisqu’il pleure, on aimerait lui tendre la main, puisqu’il est encore et toujours « pas bien », mais c’est insupportable, et on n’y arrive pas, car il ne trouve grâce ni aux yeux des hommes ni à ceux du Très-Haut.
Le cercle est vicieux : ses plaintes l’isolent, et l’isolation le fait se plaindre. Ainsi, il se retrouve souvent seul, sans comprendre pourquoi, et cette situation en soi, bien sûr, est pour lui une raison supplémentaire de se lamenter.
Il est très délicat pour l’interlocuteur du pleurnichard de lui faire savoir que son attitude est pour le moins pénible, pas moins que celle du cynique, de l’hypocrite ou du vaniteux, car il est tellement convaincu de son malheur, et il s’y trouve si bien, qu’essayer de l’en faire sortir, de l’en rendre conscient, sera accueilli par lui comme une agression supplémentaire à son égard.
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Le terme hébreu du « pleurnicheur chronique » est « Mitonen » en hébreu biblique. C’est une forme pronominale qui suggère le pire : à savoir, prendre un plaisir fou à mâcher et remâcher ce qu’on conçoit comme une contrariété, s’y complaire, jouir de cet auto-ruminement et finir, sans s’en rendre compte, par devenir addict à ce Maror douçâtre.
On ne naît pas « Mitonen », on le devient. Le larmoiement n’est pas inné mais acquis, il n’est pas un trait de caractère mais une mauvaise habitude, un faux pli, une conception de la vie où on se sent protégé, au chaud dans l’amertume, mais que l’on paye cher par le vide qu'elle creuse autour de nous.
Quand Victor Hugo le décrivait…
La littérature française a elle aussi son « Mitonen ». Et quand c'est Victor Hugo, observateur génial du monde et de la nature humaine, qui le met en scène, ça donne Thénardier. Personnage clef des Misérables, il est le modèle du pleurnicheur impénitent. C’est sans doute le comédien Jean Carmet qui l’a le mieux incarné, dans l’une des nombreuses adaptations du roman à l'écran.
Thénardier, c’est l’artiste de la plainte. Vil, intéressé, égoïste, faible, lâche, suintant apparemment de bonnes intentions, il vole, profite des autres et abuse des situations les plus tragiques, pour finalement pleurer sur son sort, prisonnier du taudis qu’il s’est lui-même créé. Enfermé dans une débordante pitié de lui-même, incapable du moindre recul sur sa déchéance, un seul être peut supporter de vivre à ses côtés : sa femme. La Thénardier l’admire, car elle aime sa veulerie, et elle l’écoute sans se lasser, l’œil humide, dérouler ses litanies sur le mal que les autres lui ont fait.
Refus des règles du Jeu
Le Ram’hal, (Rabbi Moché ‘Haïm Luzzatto, grand Kabbaliste du 18e siècle) dans la première phrase de son œuvre, le Messilat Yécharim, La voie des Justes, écrit en citant nos Sages : « [...] l’homme n’a été créé que pour jouir de la Présence divine, pour se délecter de l’aura de Sa proximité. C’est là le plus authentique et le plus raffiné des plaisirs qui puisse exister…»
L’éclat de Sa présence est ici-bas filtré par des écrans, pour ne pas nous aveugler et nous donner le mérite de Le découvrir. Les épreuves, l’épaisseur de la matière, la dualité du Bien et du Mal sont des écorces à percer, derrière lesquelles Il se révèle à Son monde.
Le pleurnicheur, sans y paraître, refuse de chercher au-delà de la réalité apparente, et en cela, est un hérétique convaincu (et convaincant), figé dans sa conception terrestre des événements, même s'il feint la piété.
Pas de pitié pour lui, car il ne fera jamais de son marasme une prière à adresser au Très-Haut ; il refuse de faire de sa rancœur un tremplin vers le Ciel. Il la mastique à l’envi et la broie, vaine et sombre, effaçant de son cœur toute étincelle d’espoir.
Rien d’étonnant à ce que nos Textes le citent comme semeur de désespoir.
D’ailleurs, depuis, il n’a pas beaucoup changé…
Ingrat personnifié, nos Sages nous mettent en garde de ne pas s’évertuer à le satisfaire : c'est peine perdue, il est un puits sec, profond, qui absorbe et ne rejette rien, si ce n’est des crachats…