Un grand quotidien parisien a écrit, il y a quelques jours, « Penser le retour du tragique en Europe » (Le Monde, 23 Avril 2022). Il est clair que la guerre entre la Russie et l’Ukraine est une raison, sinon même LA RAISON, de cette soudaine réapparition du concept « tragique ». Apparemment, les conflits de la deuxième moitié du 20ème siècle n’ont guère suscité cette notion. La guerre entre l’Inde et le Pakistan, dans les années 1970, ou la guerre dans les Balkans, guerre assez effroyable, ou encore la guerre des États-Unis contre l’Irak, puis l’intervention en Afghanistan etc. La guerre d’Algérie a marqué aussi la population française. Mais ce n’est pas cet aspect de la guerre qui apparaissait tragique. La tragédie actuelle est d’abord, pour les Européens, la proximité de la guerre ; d’un point de vue géographique comme d’un point de vue sociologique, l’Ukraine et la Russie sont des voisines entre elles, et avec elles le reste de l’Europe est aussi très proche. La Pologne, ou les Pays Baltes, la Suède ou la Finlande se sentent agressées par l’ubris (démesure) de Poutine. « La guerre n’est pas loin », tel est le sentiment européen. C’est déjà un facteur de la tragédie. Mais cela va plus loin : les États-Unis, eux-mêmes, sont impliqués dans la guerre, car le sujet brûlant est, bien sûr, le lien avec l’OTAN, tête de pont des États-Unis en Europe. La Russie s’estime soutenue par la Chine, puissance économique rivale des États-Unis. De là à dire qu’il s’agit presque d’un affrontement mondial entre l’Occident et l’Orient, et la tragédie se profile à l’horizon. La menace d’une guerre nucléaire accentue évidemment cette atmosphère de tragédie, beaucoup plus que toutes les autres confrontations des dernières années. Mais que vient faire ce vocable, ou plutôt cette « épée de Damoclès » qui semble bien s’installer dans les esprits ? Guerre « froide » qui se transformerait en « guerre chaude » ? Serait-ce vraisemblable ? Nul ne peut savoir jusqu’où la « démesure » conduira Poutine. Car, en réalité, avoir un pays voisin membre de l’OTAN semble, à ses yeux, peut-être inadmissible, mais de là vouloir, pour éviter ce « danger », créer une conflagration mondiale, semble effectivement provenir d’un cerveau inhabituel !! Mais tentons, cependant, de comprendre ce terme de « tragédie ». Il est clair que ce terme recouvre une circonstance, ou un événement qui transcende l’habituel. Une tragédie est toujours la conséquence d’une situation que l’on n’a pas maîtrisée, et qui s’impose à nous sous forme de « destin » que l’on aurait préféré différent. Chez les Grecs, une divinité suprême, plus forte que tous les dieux, impose une situation fortement négative. C’est le sujet des tragédies grecques, et à la suite, des tragédies de Shakespeare ou de Racine. Cette divinité, la Moira (terme grec), n’est pas accessible : sa décision est déjà prise ! Où se situe ici la perspective de la Torah, pour nous qui sommes convaincus qu’il y a un Ribono chel 'Olam, auquel nous pouvons nous adresser, Que nous pouvons prier, à Qui nous pouvons demander de changer notre « destin » ? Le destin « grec » n’est pas sensible à la pitié ; dans le judaïsme, nous croyons en un « D.ieu plein de pitié » (« Malé Ra’hamim ») et nous savons qu’Il nous écoute. Il y a des tragédies grecques, il n’y a pas de tragédie « hébraïque », car la tragédie implique une absence de liberté.
L’exemple le plus remarquable de cette attitude face à la tragédie est la réaction d’Aharon, le frère de Moché Rabbénou. C’est le 1er Nissan de la 2ème année après la sortie d’Égypte. Ce jour-là, pour la première fois, Aharon dirige l’organisation des sacrifices, et la Chékhina, la présence divine est, pour la première fois, apparue dans le Tabernacle du désert. Ce jour de l’inauguration solennelle du Tabernacle, deux des quatre fils d’Aharon furent, eux-mêmes, des sacrifices, et un feu les consuma, et « ils moururent devant l’Éternel » (Vayikra 10,2). Moché réconforta son frère en lui expliquant qu’il s’agissait de personnages spécialement saints, car « l’Éternel avait dit : ‘C’est par l’intermédiaire de ceux qui Me sont le plus proches que se manifestera la sainteté’ » (ibid.). Devant cette “tragédie”, Aharon garda le silence, et Rachi explique qu’il a été récompensé pour son silence, car aussitôt après cet évènement, l’Éternel s’adressa spécialement à lui (sans Moché – ce qui est un cas unique dans la Torah, faveur spéciale, Révélation à Aharon). Le silence d’Aharon est l’acceptation du décret divin. La perspective de la Torah n'implique pas une tragédie, mais un CERTAIN ORDRE au sein de la création. Le silence d’Aharon est la réponse juive à l’intervention de l’Absolu dans le relatif, du Transcendant dans l’immanent. Pour la perspective occidentale, traduite dans la tragédie grecque, une Destinée aveugle apparaît ou disparaît. Pour l’observant de la Torah, pour le croyant en une finalité de l’Histoire dirigée par un Créateur, il nous faut nous insérer dans une situation que nous acceptons. Nous ne la comprenons pas toujours, car l’homme est limité. C’est le sens du silence d’Aharon et de l’explication de Moché. Notre époque est riche en évènements qui ne sont pas déchiffrables pour nous, mais qui s’inscrivent dans un plan divin. La pandémie actuelle, comme l’effrayante perspective d’une guerre nucléaire, sont des évènements qui dépassent la banalité du quotidien, mais qui nous invitent à comprendre qu’il n’y a pas de hasard et que seule une Transcendance absolue peut nous permettre d’affronter l’apparemment tragique. Dépassons l’instant, rapprochons-nous de l’Éternel, et le tragique disparaîtra, pour nous aider à croire en l’infinie bonté du Créateur.