La Torah a-t-elle toujours été écrite avec les lettres que nous connaissons ? Les Tables de la loi sculptées par le feu du Verbe divin que Moché Rabbénou a reçues au Sinaï portaient-elles les mêmes lettres ?

C’est toujours avec une certaine émotion que nous levons nos yeux vers les lettres du Séfèr Torah lors de la Hagbaha, lorsque nous présentons le livre de la loi à l’assemblée. Les lettres de la Torah avec leur élégance plurimillénaire nous inspirent et nous rendent le sourire.

Cette écriture porte le nom de Ktav Achouri, qui provient du mot Méouchar (Sanhédrin 21b), ce qui signifie “droit”, car elle est particulièrement régulière, mais aussi “réjouissante” par sa splendeur et son esthétique. Ceci semble nous rappeler aussi que nous l’avons ramenée lorsque nous sommes revenus de Babylone, Achour.

Mais la Torah a-t-elle toujours été écrite avec ces lettres ? Les Tables de la loi sculptées par le feu du Verbe divin que Moché Rabbénou a reçues au Sinaï portaient-elles les mêmes lettres ?

L’alphabet de la Création

Les pièces et autres sceaux trouvés en Judée, datant de l’époque des deux Temples, portent une écriture inconnue. Cette écriture appelée KtavIvri Kadoum, “écriture hébraïque antique”, ou encore paléo-hébreu, est d’origine punique, et était alors utilisée par de nombreux peuples alentour. 

Il y aurait donc deux alphabets hébreux : l’un appelé KtavIvri Kadoum, qui a disparu dans les limbes du temps, et l’autre le Ktav Achouri que nous connaissons. Mais ce KtavIvri n’est-elle pas l’écriture juive authentique et originelle, figurant sur les Tables de la loi ?

Cette question, loin d’être anodine, touche au cœur même de la tradition juive. Le Zohar, texte fondamental de la mystique juive, enseigne que le monde fut créé par la parole divine exprimée en hébreu, utilisant les lettres sacrées de l’alphabet Achouri. Cette affirmation soulève une interrogation profonde : peut-on concevoir, nous interpelle le Radvaz (Rabbi David Ibn Zimra 1479-1513), que les Tables de la loi, gravées par le Doigt divin, aient pu être écrites dans une autre forme que celle qui aurait présidé à la création du monde ? Moché Rabbénou n’a-t-il pas vu Hachem Lui-même attacher les couronnes, inexistantes en KtavIvri, sur ces lettres avant de nous donner la Torah ?

En effet, conclut Rabbi Yéhouda Hanassi, la Torah nous a été donnée en Ktav Achouri, mais nos fautes en ont causé l’oubli, nous faisant préférer l’usage du KtavIvri, jusqu’à ce que ‘Ezra nous fasse faire Téchouva et remette le Ktav Achouri à l’honneur.

Des lettres en équilibre

Mais, le Talmud (Sanhédrin 21b) rapporte l’opinion surprenante de Rabbi Yossi et Rav ‘Hisda, selon laquelle la Torah a bien été donnée en KtavIvri et que ce sera ‘Ezra Hasofer qui instituera le Ktav Achouri, lors du retour du peuple d’Israël sur sa terre, lors de la construction du second Temple.

Ceci signifierait-il, selon eux, que l’écriture sur les Tables de la loi n’était pas celle que nous connaissons ? Comment expliquerions-nous que ce même Rav ‘Hisda nous enseigne un peu plus loin que les lettres perçaient le saphir des tables de part en part, et que le Mem et le Samekh, lettres parfaitement circulaires, tenaient par miracle ? Or, ce n’est que dans l’écriture Achourit, que nous connaissons, que ces lettres sont circulaires. Si les lettres étaient écrites en Ktav ‘Ivri, il n’y a absolument aucun miracle !

Je souhaiterais partager avec vous, la réponse d’une incroyable simplicité du Radvaz, ce qui lui donne d’ailleurs tout son génie.

D’après toutes les opinions, les premières tables, sculptées de la Main d’Hachem, étaient écrites en Ktav Achouri : c’est le Ma’assé Elokim, la création divine, où s’inscrit le Mikhtav Elokim, l’écriture divine, telle que nous la connaissons. Sur ces tables, le Mem et le Samekh tenaient par miracle, même selon Rabbi Yossi.

Les secondes tables, taillées par Moché Rabbénou, ont été écrites par Hachem en Ktav ‘Ivri selon Rabbi Yossi et en Ktav Achouri selon les autres opinions.

Frayeur au palais mède

En fonction de cette brillante explication, on redécouvrira d’un œil nouveau un célèbre événement biblique. En ces temps troublés suivant la destruction du premier Temple, plane au-dessus de la tête des souverains de Babylone, telle une épée de Damoclès, la promesse du prophète Jérémie : “Après 70 ans, l’exil prendra fin”.

Balthazar, empereur de Babylone, voit arriver la fin des 70 ans depuis le début du règne de Nabuchodonosor. Ivre d’orgueil et de triomphe, il organise une orgie débridée, où il se permet même d’exhiber les vases du Temple de Jérusalem.

À sa grande terreur, splendidement décrite par Rembrandt dans son célèbre tableau, une main jaillit de nulle part, écrit sur le mur : “MANÉ, MANÉ, TAKEL OUFARSIN.”

Personne ne sait lire cette mystérieuse inscription, jusqu’à ce que Daniel, prince et sage d’Israël, la décrypte et l’interprète comme annonçant la fin prochaine de Balthazar, qui tombera cette même nuit sous le glaive de Darius le Mède et Cyrus le Perse, annonçant la fin de l’exil, exactement 70 ans après la destruction du Temple.

Comment se fait-il qu’aucun Juif, sauf Daniel, n’était capable de lire le message en lettres Achourit 

D’après Rabbi Yossi, selon le Radvaz, ceci devient tout à fait compréhensible. En effet, depuis de longues années, les livres de Torah sont écrits en KtavIvri et seuls quelques Sages dont Daniel, puis ‘Ezra, connaissent encore les saintes lettres originelles du Ktav Achouri. Ce n’est que quelques années plus tard que ‘Ezra les fera remonter sur le devant de la scène du peuple juif.

Nouveau départ, nouvelle écriture

L’histoire du Ktav Achouri prend une tournure particulièrement significative avec le retour d’exil de Babylone. ‘Ezra, figure centrale de cette période, réintroduit et réaffirme l’usage du Ktav Achouri. Ce choix n’était pas anodin : il permettait de distinguer clairement les textes sacrés authentiques des versions altérées écrites en Ktav ‘Ivri par d’autres peuples comme les Samaritains ou les Kutéens. C’était aussi l’occasion d’un nouveau départ spirituel, marquant la transition entre l’ère de la prophétie directe et celle de l’étude approfondie des textes.

Désormais, écrit le Rambam (Responsa 2, 268) le Ktav ‘Ivri ne servait plus que pour les documents profanes, comme les documents officiels, tablettes ou pièces que les archéologues ont découvertes, tandis que le Ktav Achouri restait réservé aux livres de Torah, comme en témoignent les parchemins retrouvés.

Le Maharal de Prague voit dans cette évolution scripturale un symbole puissant. Le Ktav ‘Ivri, temporaire, représenterait la période limitée de la prophétie, tandis que le Ktav Achouri, éternel, incarnerait la pérennité de la Torah écrite et orale. 

Cette transition aurait fourni au peuple juif les outils nécessaires pour maintenir sa connexion avec la sagesse divine à travers les vicissitudes de l’exil.

Ainsi, l’histoire du Ktav Achouri n’est pas simplement celle d’une évolution graphique. Elle est le reflet des transformations spirituelles et historiques du peuple juif, un témoignage de sa résilience et de sa capacité à préserver l’essence de sa tradition tout en s’adaptant aux défis de chaque époque. Cette saga millénaire nous rappelle que dans la tradition juive, chaque lettre, chaque trait, est porteur d’une signification profonde, où l’étude de la sagesse de notre Torah, en nous connectant à ses valeurs, devient  la clé de l’éternité du peuple juif face aux tumultes de l’Histoire.