L’histoire du peuple juif est parsemée de tragédies. Ce n’est pas un hasard si on essaye de dissuader un éventuel candidat à la conversion, lui expliquant que ce peuple, qui traverse l’histoire et les civilisations avec une ténacité sans pareil, est fortement éprouvé et, ce, à toutes les époques.
Un épisode terrible et peu connu a eu lieu au Portugal, au moment de l’expulsion des juifs d’Espagne en 1492.
Nous sommes à la fin du 15ème siècle, les Rois Catholiques conquièrent les terres espagnoles et succèdent à la présence musulmane sur la péninsule ibérique. Les nouveaux venus opèrent alors une Reconquista, une rechristianisation de la population.
La fin de l’âge d’or
Pour les juifs, la période de l’âge d’or, qui avait commencé au huitième siècle avec la domination arabe de la région et au cours de laquelle les juifs connurent une ère de prospérité culturelle inégalée, développant la plupart des domaines de savoir juifs, dont la philologie hébraïque, la poésie et la philosophie juives, est bien terminée.
Avec l’édition du décret de l’Alhambra ordonnant l’expulsion définitive avant le 31 juillet 1492 aux juifs refusant le baptême et ne leur permettant d’emporter qu’une infime partie de leur bien, Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille signent la fin de la présence juive en terre ibérique.
Rien ni personne, même Don Its’hak Abrabanel, ministre des Finances à la cour d‘Espagne et très influent, ne pourront repousser le décret. Il sera mis en application de facto le 2 août 1492, comme on le sait, à la date hébraïque si significative du 9 Av 5252.
Les juifs, dans leur précipitation, devront abandonner derrière eux richesses, demeures, honneur et situation. Le long et pathétique cortège de cette foule d’hommes, femmes et enfants, se dirigeant vers le port pour embarquer vers les routes de l’exil, sera décrit par des témoins de l’époque, et pas seulement des juifs, comme un drame humain incommensurable.
On estime le nombre de juifs qui s’exileront entre 40 000 et 100 000. D’autres choisiront la conversion, mais seront alors soumis aux très secrets et très cruels tribunaux de l’Inquisition, sous la houlette du tristement célèbre Tomas Torquemada, frère dominicain et confesseur de la Reine Isabelle.
Un port d'accueil ?
Beaucoup de juifs choisiront comme destination le Portugal, pour sa proximité avec l’Espagne, et son roi, Joao II (Jean II, surnommé le prince Parfait … !), permettra à 600 familles de s’y installer à vie (les plus riches) et en autorisera l’accès pour huit mois aux autres, comme station de passage.
Ce geste n’est pas un élan de charité, mais un calcul très intéressé : pour passer la frontière et entrer au Portugal, le roi les oblige à payer une taxe exorbitante. Les affaires sont bonnes et pourquoi ne pas en profiter : c’est “La Folie de Grandeurs” dans toute sa perfidie !
Mais entrer au Portugal ne voulait pas encore dire s’y installer et choisir librement où y demeurer et “se refaire”. Entassés dans des camps de réfugiés où les conditions d’hygiène catastrophiques causèrent l’apparition de maladies comme la peste, le Roi Parfait fit mander des soldats qui exigèrent un paiement supplémentaire de huit florins aux malheureux pour le droit de continuer à croupir dans des conditions inhumaines. Ces descriptions, à la fois de l’exode dans la précipitation, de la perte de tous leurs biens et de leur respectabilité, de l’abus de pouvoir sur eux, la maltraitance, les camps insalubres, évoquent en nous des visions bien plus récentes de la souffrance du juif.
Mais un des aspects les plus choquants de toute la tragédie de l’exode de 1492 vers le Portugal reste sans aucun doute le destin des enfants juifs qui furent arrachés à leurs parents et envoyés vers l’île équatoriale de São Tomé.
De quoi s’agit-il ?
Jean II, ravisseur d’enfants juifs
Le roi Jaoa II apprenant que des immigrés clandestins n’avaient pas payé leur impôt d’entrée, et que d’autres avaient dépassé le temps imparti des huit mois, décida de prendre des mesures draconiennes et de punir les contrevenants : il envoya ses soldats capturer 2000 enfants juifs (le nombre est approximatif, mais se recoupe dans plusieurs sources) des familles les plus pauvres, de 2 à 12 ans, tous en dessous de l’âge des Mitsvot, et, les arrachant à leurs parents, les embarquèrent en bateau vers l’île de Sao Tomé, au large des côtes de Guinée, qui, à l'époque, était déserte d’êtres humains, mais pullulait de crocodiles.
Cette île avait été découverte peu de temps avant par des explorateurs portugais, et le « bon » roi Joao II avait l’intention d‘en tirer des bénéfices. Il envoya donc une armada de bateaux remplis de prisonniers et de criminels pour peupler l’endroit et y développer la culture du café et de la noix de coco.
Prison pour prison, cette petite île allait ramener de l’argent au trésor royal, tout en restant un lieu d’où la fuite était impossible. C’est sur ces navires et côtoyant ce genre d’individus, que les enfants juifs avaient été embarqués.
Nous connaissons les descriptions de séparations déchirantes où les soldats allemands restaient sourds aux supplications de mères à qui on arrachait les enfants lors des exactions des nazis, ou celles en Russie, au 19ème siècle, où les petits cantonistes étaient enlevés à leur famille et enrôlés pour 25 ans dans l’armée du Tsar : l’analogie avec ce qui se passait sur les ports du Portugal au 15ème siècle est frappante.
Un témoignage décrit une maman de 7 garçons déjà kidnappés sur les navires du port, qui, réussissant à aborder le roi en personne à sa sortie de la messe, se jeta à ses pieds pour lui demander grâce et le supplier de libérer au moins son petit dernier. Le roi, avec mépris, ordonna à ses gardes de la renvoyer, prononça à l’encontre de cette femme quelques paroles humiliantes, et, avec indifférence, passa son chemin (rapporté par Chlomo Ibn Verga, juif portugais victime lui-même des conversions forcées).
Notre maître, Don Its’hak Abrabanel, originaire de Lisbonne, et qui, lui-même, avait vécu l’expulsion dans sa chair, raconte dans son commentaire sur la Torah, dans la Paracha des Plaies, les détails de ces tragiques évènements.
Qu’est-il advenu de ces enfants ? Cela reste un mystère et les avis sont partagés.
Il est évident que les conditions du voyage, la faim, la soif, le climat extrême, furent fatals à de nombreux enfants. Mais certains pensent (dont Abrabanel) qu'une fois sur l'île, les enfants se sont organisés et ont réussi à survivre. Alors que d’autres avis (Rav Ochky et Rabbénou Mitorotielle) pensent qu’ils y ont trouvé leur fin. Le destin de ces enfants reste imprécis, car aucun témoignage de ce qui s’est passé sur l'île, une fois qu’ils ont été abandonnés à leur sort, ne subsiste.
Que reste-t-il de nos oppresseurs...
Aujourd’hui, l'île de Sao Tomé (Saint Thomé-et-Principe) est un petit état démocratique dans le golfe de Guinée peuplé de 210 000 habitants. Il ne reste dans l'île aucun signe d’une présence juive. Elle fut, perdue dans l’océan atlantique, une triste station de notre histoire qui fait écho au long cheminement de notre peuple à travers les épreuves.
Le Parfait Roi et ses décrets ne sont plus, l’Espagne et le Portugal - les superpuissances de l’époque - se sont transformés au fil du temps en des états quelconques de l’Europe contemporaine, faibles et assistés économiquement, qui proposent aujourd’hui aux descendants des juifs ayant fui l’Inquisition de leur rendre la nationalité que leurs souverains leur avaient retirée, il y a plus de 500 ans.
Mais, pour ‘Am Israël, le peuple éternel, que l'exode de 1492 a mené en Italie, en Afrique du Nord, en Hollande, le chemin a continué et avec en main les valeurs immuables de la Torah, ils ont reconstruit et refleuri partout dans le monde.
Un homme d'État avait une fois demandé à un prêtre de lui donner la preuve de l’existence de D.ieu. Ce dernier lui avait répondu : “Les juifs !”. Il faut juste avoir l'honnêteté de le reconnaître.