Il y a deux semaines, peu avant le début d’Eloul, j’étais dans un avion à destination du mariage d’un cher ami et ancien membre de ma communauté. J’étais assis à ma place, espérant préparer mon cours de Daf Hayomi, lorsqu’un jeune homme sympathique, doté d’un accent britannique, me demanda s’il pouvait s’asseoir à la fenêtre. J’ignorais s’il était juif ou non, mais il n’était certainement pas religieux, car il ne portait ni Kippa, ni chapeau. Après s’être installé, il se leva subitement : « Oh, déclara-t-il d’une voix forte, j’ai laissé mon "collar (col)" à l’arrière. »
S’il avait été religieux, j’aurais pu penser qu’il visait sa jeune mariée (le terme collar ressemble au terme Kalla en anglais), mais il répéta à nouveau ce terme vestimentaire.
Appelant une hôtesse de l’air, il expliqua qu’il était jeune marié et devait être assis à côté de sa nouvelle épouse. Mais techniquement, ils avaient été placés à deux extrémités de l’avion. Elle répondit qu’elle verrait ce qu’elle pouvait faire, mais il refusa d’attendre plus longtemps, passa rapidement devant moi et revint avec une jeune femme souriante portant un grand chapeau qui recouvrait tous ses cheveux. La Kalla était « Cachère ». Puis le nouveau ‘Hatan me rassura de suite en expliquant qu’il s’assiérait au milieu et que sa Kalla occuperait la place côté hublot. Je souhaitai au jeune couple Mazal Tov, m’excusai de n’avoir ni appareil photo, ni violon, et leur offrit des croissants tout frais. Ils me remercièrent et commencèrent à bavarder joyeusement de leurs futurs repas de Chéva' Brakhot et des listes d’invités. Je retournai à ma Guémara, espérant pouvoir donner mon cours avec un semblant de clarté. Lorsque j’entendis le nouveau marié citer le Rambam, mon attention fut alertée et ne voulant pas être indiscret ni écouter une conversation qui ne m’était pas destinée, je réalisai toutefois que mon voisin qui n’avait pas encore la tête couverte partageait avec son épouse un très beau Dvar Torah digne des Chéva' Brakhot.
Comme le Rav Guédalia Schorr l’explique à partir du Ba'al Chem Tov (Or Guédaliyahou, Nasso, p. 105), tout ce que nous entendons ou voyons est un message sur mesure pour nous. Je vis cet épisode comme un rappel vigoureux d’Eloul nous enjoignant à éviter la critique, les jugements hâtifs, les pensées ou propos dits de manière condescendante ou le fait de laisser les apparences extérieures guider mon jugement sur autrui. Puisque l’une des directives principales d’Eloul est d’améliorer nos relations avec notre prochain, je décidai de réfléchir à cette réprimande un peu plus profondément, alors que je me trouvais à 10 000 mètres d’altitude.
Nos Sages dans les Pirké Avot nous enseignent de ne pas juger quelqu’un avant d’avoir été à sa place. De nombreux commentateurs anciens (Méiri, Abrabanel, Ba'al Hatanya) l’interprètent ainsi : personne ne peut comprendre les Nissiyonot (épreuves) de l’autre, son Yétser Hara', ou d’autres aspects de sa vie, car, comme nous l’a enseigné le plus sage de tous les hommes : « Le cœur seul sent l'amertume qui l'envahit » (Michlé 14,10). À savoir qu’il n’est pas seulement insensé et malvenu de juger quelqu’un d’autre, mais c’est tout bonnement impossible. Seul Hachem, qui voit et sait tout, peut nous juger équitablement et de manière impartiale.
J’ai un jour eu le privilège d’entendre le Rav Hillel Zaks rapporter une phrase étonnante de son grand-père, le ‘Hafets ‘Haïm. Dans sa vieillesse, il se lamenta qu’il ne pouvait plus se déplacer autant que par le passé. « Si je pouvais », déclara le Tsadik avec assurance, « je me rendrais de maison en maison à cette période de l’année citant uniquement les propos de nos Sages (Chabbath 151a ; voir aussi Cha'aré Téchouva 3 :36) : « Kol Haméra’hem Al Habriyot Méra’hmim Alav Min Hachamaïm - toute personne qui manifeste de la compassion pour autrui, le Ciel sera également compatissant avec elle. » Apparemment, le ‘Hafets ‘Haïm était d’avis que manifester de la bonté envers autrui était la méthode infaillible pour être béni d’une bonne année.
Nous recevons tous, à cette période de l’année, de nombreuses enveloppes et prospectus relatant des histoires tragiques de veuves et d’orphelins qui ont besoin de notre aide immédiate. Les gens nous demandent souvent : « Que puis-je faire ? J’ai donné autant que je pouvais aux dix premiers quémandeurs. Je ne suis plus en mesure de donner davantage. » Cette déclaration est certainement véridique, mais le minimum que nous puissions faire est d’inscrire les noms des personnes démunies et de prier pour elles. De plus, nous pouvons améliorer la récitation de la Brakha d’Acher Yatsar et de Nétilat Yadaïm pour leur mérite, ce qui ne coûte rien, mais constitue une manifestation de la compassion évoquée de manière si émouvante par la Guémara, Rabbénou Yona et le ‘Hafets ‘Haïm. J’ai appris, par l’exemple des femmes vertueuses de ma propre famille, à m’arrêter et à réciter une prière pour un patient transporté dans une ambulance de Hatzalah. Ce geste est également gratuit, mais indique que le sort d’autrui nous importe réellement, ce qui, nous enseigne le ‘Hafets ‘Haïm, est ce que D.ieu désire de notre part.
Rav Matityahou Salomon, dans son commentaire sur le Tomer Déborah (Matnat ‘Haïm, p. 276) relate que selon Rabbénou Yona, puisque nos Sages concluent la déclaration ci-dessus par les termes tranchants : « Et toute personne qui n’est pas compatissante, le Ciel n’a pas pitié d’elle », le résultat d’un tel manque de cœur est en effet la même mesure de cruauté du Ciel. Qu’attend-on de nous exactement dans ce domaine et comment accéder à ce genre de compassion qui débouche sur la bonté à laquelle nous aspirons pour nous-mêmes ?
Il nous suffit de citer une histoire extraordinaire sur le Rav Moché Feinstein. Un individu avait entrepris de rédiger un compte-rendu accablant sur l’œuvre classique de Halakha du Rav Moché, Iguerot Moché. Dans cet article ostensiblement savant, l’auteur soumettait le Roch Yéchiva à une critique personnelle et à une ignominie indigne de n’importe quel érudit en Torah, et encore moins d’un géant en Torah. Au lieu d’acquérir une acceptation dans les cercles de Torah, l’homme perdit le peu de crédibilité qu’il avait ainsi que son emploi. Quelques mois plus tard, il se présenta de manière étonnante à la porte de Rav Moché pour obtenir une recommandation pour son livre. Rav Moché sortit immédiatement un stylo et du papier et rédigea une approbation élogieuse. Par la suite, un membre de la famille et un fidèle élève présents sur le moment protestèrent énergiquement contre la bonté du Roch Yéchiva. « Mais Rabbi, s’insurgèrent-ils, comment avez-vous pu écrire une telle lettre pour un homme qui vous a terriblement dénigré ? »
Rav Moché sourit sereinement : « Mais depuis lors, un Yom Kippour est passé et il s’est certainement repenti pour sa faute, et je dois donc lui pardonner. »
Si nous pouvons manifester une mesure de la magnanimité de Rav Moché pendant cette période de jugement divin, nous entrerons certainement dans la catégorie de « ceux qui ont pitié d’autrui. »
Le ‘Hida nous offre une allusion succincte à cette merveilleuse approche destinée à obtenir une bonne année. Le verset dit : « Vaani Bérov ‘Hassdé’ha Avo Bétékha - Mais moi, grâce à Ton immense bonté, j’entre dans Ta maison » (Téhilim 5:8). Il interprète le terme ‘Hassdékha (bonté) comme « les règles de bonté que Tu nous as enseignées », à savoir que nous pouvons entrer dans nos synagogues pour prier pour une bonne année, car nous portons le mérite de tout le ‘Hessed (bonté) que nous avons accompli.
La mère de grands Tsadikim nous enseigne que personne n’est au-dessus du niveau de réaliser du ‘Hessed de ses propres mains, peu importe son âge ou son rang. L’auteur du ‘Hidouché Harim, le premier Rabbi de Gour, avait un frère aisé, Rabbi Moché ‘Haïm. Il se trouvait un jour en route pour rendre visite à ses parents âgés à Varsovie lorsqu’il remarqua une femme âgée portant une cargaison de paille sur ses épaules. Choqué, il réalisa soudain que cette femme était sa propre mère, la Rabbanite ‘Haya Sarah. Sautant de sa belle carriole, il accourut vers sa mère, lui demanda comment elle se portait et l’interrogea : « Que portes-tu ? » La femme vertueuse et âgée répondit en souriant : « C’est pour une pauvre fiancée orpheline. Elle n’a pas de lit pour dormir. Ne suis-je pas obligée comme tout un chacun de réaliser la Mitsva de Hakhnassat Kalla (aide aux fiancées) ? » Le vertueux Moché ‘Haïm répondit : « Chère maman, jette ce lourd paquet. Je me ferai un plaisir de payer le lit de la Kalla et bien plus. Mais de grâce, ne porte pas une telle charge ! »
Mais la mère de la dynastie de Gour répliqua : « Mon cher enfant, consacre ton argent au mariage de cette pauvre orpheline et à d’autres causes, tandis que moi, j’offrirai cette paille. »
Le monde du Sfat Emet, du Imré Emet et de nombreux dirigeants de Torah était constitué d’une telle bonté.
Mon Rav, Rav Its’hak Hutner (Pa’had Its’hak, Roch Hachana, 1) a révélé un aspect déterminant du ‘Hessed qui nous incombe à cette période. Il cite les termes du prophète Né’hémia avant le premier Roch Hachana passé en Erets Israël, alors que le peuple juif se préparait au jour du jugement et à la reconstruction du Beth Hamikdach, le Temple. Il dit aux multitudes assemblées : « Allez, mangez des mets succulents, buvez des breuvages doux et envoyez-en des portions à ceux qui n'ont rien d'apprêté » (Né’hémia 8 :10). Rav Hutner s’interroge : quel rapport ces Michloa’h Manot ont-ils avec Roch Hachana, ne s’agit-il pas d’une Mitsva de Pourim ?
Il répond : nous ne pouvons faire justice à ce texte dans toute sa profondeur, mais puisque le monde a été créé par la bonté et pour celle-ci, il est approprié que le jour de la création de l’homme soit imprégné de bonté également. C’est notre devoir et notre salut pendant ces jours sublimes d’Eloul qui nous ont été offerts avant d’être jugés. Au lieu de juger les autres, soyons compatissants et réalisons des actes de bonté. Ceci nous aidera, avec l’aide de D.ieu, à obtenir le genre d’année que nous nous souhaitons ainsi qu’à tout le peuple d’Israël.
Rabbi Yaakov Feitman pour Yated, traduit par Torah-Box