Le début du livre de Bamidbar nous présente de nombreux versets relatifs au dénombrement des enfants d’Israël. Un des premiers commentaires de Rachi nous précise le sens de cette démarche : Hachem tient à chacun de Ses enfants comme à des pierres précieuses. Aussi, de même qu’un homme compterait avec minutie ses précieux diamants, de même Hachem compte chacun des Bné Israël individuellement avec une grande attention, notamment lors des épisodes phares de leur histoire.
Compter les hommes, faire le recensement du peuple n’est jamais un exercice naturel dans la Torah qui se méfie de toutes les tentatives qui vise à ramener les hommes à une masse anonyme, numérique, sans âme ni sensibilité. Aussi, faut-il prêter une attention particulière aux versets qui décrivent ce décompte et au vocabulaire employé.
Et, de fait, parmi les différentes racines dont dispose l’hébreu pour désigner un compte (Lisfor, Limnot, Lifkod…), le Rav J. Sacks fait remarquer qu’il est significatif que notre tradition ait fait le choix du terme « Nasso ».
En effet, les termes « Nasso et Roch » ou « Seou et Roch » désignent en réalité le fait de « soulever la tête » et sont employés métaphoriquement pour évoquer le compte des enfants d’Israël. Aussi, là où un compte froid et purement arithmétique aurait réduit les individus à être des numéros, la Torah exhorte les dirigeants à « lever la tête » de chaque individu, quelle que soit sa position sociale, et de lui rappeler ainsi symboliquement son éminente dignité.
Notre tradition exhorte ainsi les dirigeants qui en ont la responsabilité à ne jamais oublier que ce qui caractérise une femme ou un homme, c’est avant tout leur unicité, leur singularité. Non seulement, chaque homme est porteur d’une histoire, d’une culture, d’une éducation et d’une sensibilité qui le rendent unique, mais, en outre, il est porteur d’une Néchama, d’une âme à nulle autre égale.
Cette idée trouve son origine dans les premiers versets de Béréchit qui rappellent la création de l’homme « à l’image de D.ieu », soulignant ainsi que de même que D.ieu est unique, chaque être humain est unique, et porte en lui une parcelle unique et irremplaçable de la divinité.
Le judaïsme s’attache ainsi à permettre à chaque être humain de relever la tête, en lui faisant prendre conscience de sa dignité, et en l’aidant à dévoiler les trésors enfouis dans son âme.
C’est ainsi que les grands Maîtres du judaïsme se comportaient. Ils portaient un regard bienveillant et empathique sur chaque personne qu’ils rencontraient. Au début du vingtième siècle, vivait, en Europe de l’Est, un très grand Maître de la Torah, le Rav Haïm Ozer Grozinsky. Il était considéré comme un des « Gadol Hador » « Un Grand de la Génération », et de nombreux élèves de Yéchiva rêvaient de le rencontrer. Un d’entre eux en fit la demande insistante à son Rav ; il insista tant que le Rav se démena pour obtenir ce privilège et finit par réussir. Aussi, l’étudiant se prépara avec une très grande attention à cette rencontre. Pensant que le Maître allait l’interroger sur ce qu’il étudiait à la Yéchiva, il consacra ses jours et ses nuits à réviser et se préparer afin de faire la meilleure impression possible. À cette époque, les communautés juives, et notamment les étudiants en Torah, vivaient pour certaines dans une très grande pauvreté matérielle.
Le jour J arriva, et l’étudiant se présenta devant le grand Maître. Ce dernier l’accueillit avec beaucoup de chaleur et de bienveillance et, en guise d’interrogation, il se contenta de lui poser 3 questions :
« Quand as-tu pris ton dernier repas ? » C’était la veille, aussi le Rav se dépêcha de lui servir un petit-déjeuner. « As-tu une couverture pour te chauffer ? » L’élève n’en avait pas. « As-tu d’autres chaussures pour passer l’hiver ? ». L’élève n’avait qu’une paire de chaussures et très peu d’argent. Le Rav sortit alors quelques billets de son tiroir et les donna à l’élève pour qu’il s’achète une couverture et de nouvelles chaussures pour passer l’hiver.
C’est ainsi que les grands Maîtres du judaïsme incarnaient leur leadership, non pas en dominant leurs contemporains, en les toisant, mais en leur témoignant une grande empathie afin qu’ils n’oublient jamais leur dignité d’être « créé à l’image de D.ieu ». Avant de se préoccuper de leurs connaissances spirituelles, ils s’intéressent à leurs conditions de vie matérielles. Ils s’efforcent en toutes circonstances de leur relever la tête.
Notre Paracha, note toujours le Rav J. Sacks, met également en lumière une qualité du leadership exercé par Moché Rabbénou. En effet, l’analyse des différents chapitres et thèmes développés par notre Sidra révèle une vigilance toute particulière à parer aux besoins de reconnaissance de chacun en leur attribuant des rôles et des fonctions spécifiques. Un des objectifs est d’éviter l’apparition de sentiments de jalousie qui guettent nécessairement toute entreprise collective hiérarchisée.
Moché y est confronté à trois sources potentielles de jalousie. La première se trouve dans la tribu de Lévi, dont les membres auraient pu être dépités de constater que c’est uniquement l'un d’entre eux, Aharon, le frère de Moché, qui avait été désigné « prêtre » et que ce privilège serait transmis à ses descendants.
La deuxième source de jalousie aurait pu naître chez ceux qui qui n'appartenaient ni à la tribu de Lévi ni à la famille d'Aharon, mais qui aspiraient aussi à s’élever en sainteté, à l'instar des prêtres.
La troisième concernait les chefs des autres tribus qui pouvaient se sentir exclus du service du tabernacle au profit de la seule tribu de Lévi. Face à ces trois écueils qui le menaçaient, Moché va apporter des réponses spécifiques.
Tout d'abord, il confie à chaque famille de la tribu de Lévi un rôle particulier, autour du montage, démontage, et transport du Tabernacle. Les objets sacrés devaient être portés par le clan de Kéhat. Les Gerchonites, eux, devaient porter les étoffes, les couvertures et les tentures, alors que les enfants de Mérari étaient chargés du transport des planches, des barres, des poteaux et des socles qui constituaient la charpente du tabernacle. C’est ainsi que chaque clan devait avoir un rôle et une place particulière dans la procession solennelle qui transportait le Michkan, la maison de D.ieu, à travers le désert.
Au sujet des individus qui aspirent à s’élever en sainteté, Moché va énoncer la loi du « Nazir », de l'individu qui fait le vœu de se mettre à part pour l’Éternel, en s‘interdisant notamment de boire du vin ou d'autres produits à base de raisin, il ne devait pas se faire couper les cheveux ni se souiller au contact des morts. Devenir Nazir semblait permettre à l’homme de gravir des échelons dans la sainteté.
Enfin, Moché répond au désir de reconnaissance des tribus en mettant en place une mise en scène très précise pour chacune, afin d’honorer les dons apportés au Michkan. C’est ainsi que de nombreux versets de notre Paracha se répètent, alors qu’ils disent la même chose mais s’appliquent aux différentes tribus. Toutefois, cette répétition a pour effet de souligner le fait que chaque tribu a eu son moment de gloire. Chacune a conquis sa part d'honneur et de dignité en pouvant offrir et servir la maison de D.ieu.
Ces éléments attirent ainsi notre attention sur un principe que tout dirigeant et toute collectivité doivent garder en tête. Quelle que soit la valeur éminente de chacun de ses membres, il est impossible d’évacuer tout sentiment de jalousie, de rivalité, et d’esprit de comparaison. Or, comme nous met en garde Rabbi El'azar Hakappar dans les "Maximes de Pères" : « L'envie, la convoitise et la recherche de l'honneur chassent une personne du monde. »
Pour arriver à juguler cette menace, Moché Rabbénou nous rappelle à travers notre Sidra que le leader doit s’efforcer d’honorer tout le monde de la même manière, et d’assigner à chacun une place, un rôle qui répond à ses aspirations.
C’est ainsi que le leadership permet de faire grandir les hommes, qu’il cesse d’être vécu comme « statut » social, mais qu’il devient un « service » qui répond à l’intérêt général.
À défaut de pouvoir supprimer les passions des hommes et leurs faiblesses, le leader doit s’efforcer de les canaliser en s’intéressant à chacun.