La Paracha de cette semaine coïncide avec le début du cinquième livre de la Torah qui, contrairement aux autres livres, ne poursuit pas le récit des pérégrinations des Bné Israël, mais récapitule un certain nombre de récits et de Mitsvot énoncés précédemment. L’objectif de ce livre est de préparer le peuple à la conquête de la terre d’Israël, à son installation sur cette terre, et, bien-sûr, à sa future vie de peuple autonome avec tous les enjeux sociaux et sociétaux inhérents à ce statut.

Du point de vue du leadership, les chapitres que nous abordons sont particulièrement intéressants dans la mesure où ils nous donnent des indications sur les enjeux qui doivent préoccuper un leader à la veille d’une telle révolution, sur les modes de communication pertinents pour être entendus et compris par le peuple, et, enfin, sur la transmission du leadership à ceux qui devront achever la mission entamée.

À cet égard, la Paracha de Dévarim commence par un monologue de Moïse qui brosse une rétrospective des pérégrinations des Bné Israël dans le désert, et il rappelle ainsi les grandes étapes qui ont jalonné ce périple de quarante années. Le lecteur attentif pourra être surpris de constater que certains noms mentionnés ici apparaissent pour la première fois et ne semblent pas renvoyer à des lieux ou des évènements mentionnés dans les autres livres.

C’est évidemment à dessein que Moché Rabbénou a recours à ces dénominations car son discours doit être lu à un double niveau : le nom des localités fait allusion aux fautes qui y ont été commises par le peuple. Ce faisant, Moché adresse donc des reproches au peuple, mais il le fait subtilement, usant ainsi d’une pédagogie exceptionnelle. Instruit par les quarante années qu’il a passées à la tête du peuple, Moïse sait bien à quel point l’homme a une propension naturelle à rejeter les critiques lorsqu’on les lui adresse frontalement, à se murer derrière une auto-défense spontanée et à fermer ses oreilles à toute suggestion de modification de son comportement.

Aussi, plutôt que d’évoquer explicitement les fautes des Bné Israël, Moché va évoquer celles-ci de manière allusive, en recourant à des images évocatrices des fautes sans les mentionner. Par exemple, pour évoquer la faute du veau d’or, Moché évoque le lieu dans lequel il y avait « assez (ou trop) d’or », ou bien, pour évoquer la rébellion de Kora’h, il évoque le lieu des « cours intérieures des maisons » (dans lesquelles les hommes ont comploté contre Moché)…

Cette stratégie habile mise en place par notre Maître vise à éveiller spontanément en l’homme le souvenir de ses fautes et à ouvrir son cœur naturellement au repentir.

À travers ces versets, la Torah nous rappelle l’importance de la « réprimande » : d’une part savoir écouter les réprimandes, les mises en garde, les conseils, et, d’autre part, l’art difficile de savoir comment administrer des conseils ou des reproches afin qu’ils soient entendus.

Tout d’abord, la capacité de l’homme à écouter les critiques ou les conseils de son entourage est considérée comme fondamentale, pour ne pas dire vitale. Lorsque la Torah évalue l’indemnisation appropriée lorsqu’un homme blesse son prochain, elle préconise de donner la « valeur » monétaire du membre blessé, mais s’il s’agit de l’oreille, la Torah recommande alors d’indemniser toute la valeur de la personne. Pourquoi cette différence et une telle importance accordée à l’oreille ? Car, nous disent nos Sages, l’oreille est l’organe qui permet à l’homme de s’ouvrir à la parole de son prochain, et notamment, d’entendre les reproches qui lui sont adressés et qui peuvent lui permettre de s’amender, de s’améliorer, d’éviter certains dangers ou pièges moraux, et, ainsi, de sauver sa vie. En condamnant l’homme à ne plus entendre la parole de son prochain, on ne porte pas atteinte seulement à un de ses organes, mais, potentiellement, à son corps tout entier, à sa vie.

Voilà pourquoi, l’homme devrait être avide des conseils de son entourage, de leur regard sur les erreurs qu’il commet et les moyens de les éviter ou de s’améliorer. Dans ses Proverbes, qui résument la quintessence de la Sagesse humaine, le Roi Salomon exhorte à de nombreuses reprises l’homme à ouvrir ses oreilles aux conseils et réprimandes qu’on peut lui adresser durant sa vie « Le persifleur n’aime pas qu’on le réprimande, il ne fréquente pas les Sages » (Michlé 15.12),ou encore « Prêter une oreille attentive aux instructions salutaires, c’est mériter de vivre parmi les Sages. Qui délaisse la morale fait bon marché de sa personne, qui écoute les réprimandes acquiert de l’intelligence » (15. 31-32).

Un grand maître du judaïsme a rapporté une anecdote de sa jeunesse. Un jour, alors qu’il se rendait à la synagogue avec un ami pour l’office du matin, il avait dû aider une personne en difficulté. Cet épisode l’a mis en retard pour la prière. À l’issue de celle-ci, son grand-père qui dirigeait l’office l’a convoqué pour lui rappeler l’importance d’être à l’heure, son rôle d’exemple vis-à-vis de la communauté etc… Le petit-fils n’a rien répondu et écouté attentivement. À l’issue de cet entretien, son ami lui a demandé pourquoi il ne s’était pas « défendu » en rappelant l’incident qui l’a mis en retard. Et le petit-fils de répondre : « J’ai la chance d’entendre une leçon de morale de mon grand-père, cela ne peut que m’aider à progresser ! Il eût été dommage que je me prive de ces paroles de "renforcement" ! »

Toutefois, il faut reconnaître que l’homme est parfois encouragé à repousser toutes les réprimandes en raison du manque d’habileté de ceux qui adressent les reproches. En effet, comme nous le voyons à travers l’anecdote ci-dessus, l’enjeu de la réprimande est tellement grand, tellement saint et vital, comme nous l’avons dit, que le Yétser Hara’ (le mauvais penchant, les instincts négatifs qui sommeillent dans l’homme) fait feu de tout bois pour l’empêcher d’être efficace. Il agit notamment sur deux fronts : d’une part, encourager l’homme à ne pas écouter les réprimandes en faisant valoir qu’elles ne sont pas « justes », et d’autre part, discréditer celui qui émet les réprimandes.

Comme nous le voyons dans notre Paracha, Moché a pris de nombreuses précautions lorsqu’il a souhaité réprimander le peuple et le mettre en garde contre les écueils spirituels qui le menacent. Il a notamment procédé par allusion, et il a pris soin de ménager la dignité de ceux à qui il adressait ses reproches.

Par ailleurs Moché Rabbénou s’était illustré durant toute sa vie par son amour infini pour son peuple. Son sort semblait toujours secondaire par rapport à l’intérêt du peuple. Il a su se faire l’avocat enflammé des enfants d’Israël même dans les heures les plus sombres. C’est probablement pour cela qu’il avait été choisi par D.ieu pour diriger Son peuple.

C’est là une leçon fondamentale pour chacun d’entre nous, et notamment pour ceux qui exercent un rôle de leadership auprès de leur entourage. Avant de réprimander un homme, il faut être sûr de l’aimer, et d’être capable de lui trouver des mérites. Comme le remarque R. J. Sacks, il est facile de critiquer, mais il est plus difficile de défendre. Et de rappeler cet exemple fameux du Rav Levi Its'hak de Berditchev connu pour son amour infini du ‘Am Israël. Alors qu’il croisait un Juif en train de fumer le Chabbatt, il lui expliqua qu’il ignorait probablement quel jour on était. Et notre homme, impassible, de répondre, qu’il savait très bien quel jour nous étions. Le Rav suggéra qu’il ignorait sûrement que fumer est interdit Chabbath. Notre homme lui confirma qu’il connaissait bien cet interdit. Le Rav leva les yeux vers le Ciel et adressa cette supplique « Maître du monde, regarde combien ton peuple a des mérites. J’ai offert à cet homme plusieurs possibilités de s’en sortir, et il s’est malgré tout montré incapable du moindre mensonge. »

Avant sa Téchouva spectaculaire qui a fait de lui un des plus grands maîtres de notre tradition, Rech Lakich avait emprunté un chemin différent. Rabbi Yonathan l’a alors croisé et a constaté son énergie débordante. Il l’a alors interpellé en lui disant « ‘Hélakh Béoraïta » « mets ta force dans la Torah ». Rech Lakich a été saisi par cette interpellation et a changé de vie. Nos Sages mettent en avant la grandeur de Rabbi Yohanan, lui, le grand maître de la génération, qui n’a pas ignoré Rech Lakich et a trouvé les deux mots qui vont lui sauver la vie. Et la grandeur de Rech Lakich qui a su entendre ces deux mots, qui a compris le message qu’on voulait lui transmettre et a investi, dès lors, toute sa force dans la Torah. (rapporté par Rav H.T. Rozenberg zatsal).

Pour conclure rappelons-nous ce Midrach « Si tu souhaites changer ton prochain, assure toi d’être disposé à l’aider quand il a besoin d’aide, assure-toi d’être disposé à le défendre quand il a besoin d’être défendu, et d’être capable de voir le bon en lui, et pas seulement le mauvais » (rapporté par le Rav J. Sacks).

Ce n’est évidemment pas un hasard si la Torah nous a livré cet enseignement à la veille de Ticha’ Béav. Nos Sages nous enseignent qu’une des raisons du déclin de la génération qui a connu la destruction du Temple était précisément son incapacité à se réprimander « Jérusalem n’a été détruite que parce que ses habitants ne se réprimandaient pas pour leurs fautes » (Talmud de Babylone, Traité Chabbath, 119b). L’absence de réprimandes face aux fautes de son prochain est non seulement le signe d’une résignation mais aussi d’un désintérêt et d’une indifférence à son prochain.

Voilà pourquoi, la Torah a prévu une Mitsva spécifique et très importante « Hokeakh Tokhia’ah », qui enjoint l’homme à adresser des reproches à son frère quand on le voit s’engager dans une voie dangereuse pour lui, pour sa moralité, pour son équilibre. Une condition préalable implicite est que l’on voit bien dans l’autre son « frère » et non un étranger, un rival, ou un insensé. C’est à cette condition que l’on pourra « réprimander », conseiller son prochain efficacement et permette à chacun de se parfaire.

Nous pourrons ainsi, avec l’aide d’Hachem, créer et diffuser l’amour gratuit propice à la reconstruction du Beth Hamikdach.