La Paracha de cette semaine démarre une série de textes qui nous conduiront jusqu’à la fin du livre de Chémot et qui sont dédiés à la construction du Michkan, le tabernacle portatif qui devait contenir les tables de la loi durant le séjour des enfants d’Israël dans le désert.
Comme nous l’avons vu la semaine dernière, le lecteur de la bible peut être dérouté par ces passages techniques loin de la narration épique et exaltante des premiers chapitres de ce même livre. Comme nous le constatons, les versets de la Torah nous présentent de manière très détaillée la construction de ce Michkan et l’implication de tout le peuple dans ce projet.
Le lecteur attentif pourrait également être surpris par une autre singularité de ces textes : l’absence de rébellion du peuple, l’absence de plaintes et de reproches à l’endroit de leurs dirigeants. Comme le note le Rav J. Sacks, ce constat amène à penser que lorsque le peuple est occupé à travailler, à produire, à bâtir, il ne pense plus à se révolter ni à se plaindre.
Durant leur séjour dans la désert, les enfants d’Israël voyaient leurs besoins fondamentaux pris en charge par la Providence divine : la nourriture céleste leur parvenait régulièrement, leurs vêtements s’adaptaient à leur croissance, ils étaient lavés naturellement, les conditions naturelles étaient favorables etc. Bref, le peuple était déchargé de tous les efforts nécessaires, en principe, à la vie terrestre. Aussi, cette oisiveté et ce sentiment de dépendance pouvaient mener à des sentiments paradoxaux : une proximité avec l’Éternel, mais aussi une ingratitude vis-à-vis des miracles du quotidien.
En revanche, lorsque le peuple se met au travail, il cesse de se plaindre. Son esprit et son énergie sont entièrement mobilisés vers un projet ambitieux, stimulant, et fédérateur. La dépendance laisse place à présent à un sentiment de responsabilité, à mesure que l’oisiveté s’efface devant le labeur collectif.
La Torah nous rappelle ainsi que la vocation de l’homme et son épanouissement ne résident pas dans une vie totalement prise en charge par la Providence divine. La bonté de l’Éternel est précisément de laisser une place à l’homme, à son action, à son association avec Lui afin de parachever le monde et la création.
C’est précisément lorsque l’homme agit et travaille qu’il acquiert pleinement sa dignité et quitte la sphère enfantine de la dépendance. S’il est vrai que le travail recèle une dimension aliénante lorsqu’il est accompli de manière excessive, il n’en demeure pas moins que l’oisiveté et la passivité sont tout aussi délétères pour l’esprit humain.
Comme le rappelle le Rav J. Sacks, ce constat a été fait très tôt par le philosophe Alexis de Tocqueville qui avait observé au dix-neuvième siècle, les premières années de la démocratie américaine. Il avait été frappé par la force de « l’esprit d’association » qui prévalait alors au sein de la société américaine et qui valorisait la contribution des particuliers (regroupés sous forme de groupes, de communautés…) à l’effort collectif de l’État. Cet état d’esprit pouvait se résumer ainsi : "Ne te demande pas ce que l’État peut faire pour toi, mais demande-toi ce que tu peux faire pour l’État !"
Tocqueville poussait sa réflexion encore plus loin, en mettant en garde contre une menace douce mais terrible pour les démocraties qui consisterait, par confort, à externaliser et déléguer la prise en charge de tous les besoins collectifs à l’État, tout en cherchant à maximiser son plaisir personnel. Ce repli sur soi mène progressivement vers un triomphe de l’individualisme qui entrave le réel épanouissement intérieur des hommes.
Lorsque l’esprit de l’homme n’est pas orienté vers des objectifs constructifs, il se nourrit d’autres pensées, et c’est alors qu’il commence à se plaindre, à considérer comme « acquis » et « normaux » les bienfaits dont il jouit au quotidien, et qu’il devient ingrat.
Aussi, pour éviter cet écueil, il faut mettre le peuple au travail, lui donner des responsabilités et lui permettre de contribuer au monde dans lequel il vit. Il ne s’agit pas, naturellement, d’occuper son temps avec n’importe quel travail, et d’empêcher le peuple de penser en l’abrutissant par un travail harassant. Il s’agit, bien au contraire, de lui permettre de trouver sa dignité en prenant part à un projet collectif qui contribue à l’amélioration du monde. Le travail n’est pas toujours matériel, il peut être intellectuel, spirituel, mais l’idée reste toujours la même : apporter sa contribution à la création ou aux créatures pour les rendre meilleures.
Lorsque le Maître du monde a créé l’homme, notre tradition nous dit qu’Il a opéré une forme de contraction, de « Tsimtsoum » qui a permis à l’homme d’exister, et de jouir d’un libre arbitre. En effet, Hachem a la possibilité d’emplir tout l’univers et de prédéterminer l’ensemble des faits et gestes de chaque créature. Mais, ce n’est pas ce qu’Il souhaite, Il préfère permettre aux hommes de se construire eux-mêmes en disposant d’un libre arbitre qui leur donnera du mérite lorsqu’ils feront les bons choix. Ils peuvent ainsi prendre part au projet du Créateur et devenir Ses associés. C’est là que se trouve leur plus grande dignité.
Ce constat peut se décliner à tous les niveaux du leadership, aussi bien dans le monde professionnel que dans l’éducation. La Torah nous invite ainsi à faire de la place à ceux qui évoluent près de nous, à leur donner des responsabilités adaptées à leurs compétences, mais susceptibles de les faire grandir. C’est par le travail, le labeur et l’effort que l’homme se construit et qu’il quitte l’état de dépendance de l’enfance. Le Rav Sacks propose de lire ainsi le jeu de mots des Maîtres du Talmud « Al tikre banayich éla bonayich » « ne lis pas « tes enfants » mais « tes bâtisseurs ».
Au début du livre de la Genèse, le maître du monde a créé la terre, une maison pour l’homme ; à la fin du livre de l’Exode, c’est l’homme qui est invité à créer une maison pour l’Éternel, le Michkan. Ainsi, l’Éternel confère à l’homme sa plus haute dignité en le mettant au travail, en lui montrant qu’il peut participer à la création en parachevant ce monde, à travers des tâches que seul lui peut faire.
Il appartient à l’homme de ne pas faire de son travail et de son action un voile qui masque la Présence discrète mais déterminante de D.ieu dans chacune de nos actions. L’homme est appelé à l’effort, au travail « la ‘amal haadam youlad » mais il doit se souvenir que toute sa réussite tient à la bénédiction de D.ieu.