La lecture de la Paracha de cette semaine peut surprendre le lecteur habitué aux signes de cantillation de la Torah. En effet, un mot de notre Paracha est accentué avec une note musicale rare dans le texte biblique : la Chalchélèt.
Le Rav J. Sacks note que ce signe apparaît à quatre reprises dans le texte biblique : trois fois dans le livre de Béréchit, et une fois dans notre Paracha. Et, à chaque fois, ce signe semble avoir vocation à attirer l’attention du lecteur sur un passé d’une intensité particulière.
Le première fois où ce signe apparaît c’est lors de la visite des anges à Loth qui l’exhortent à quitter immédiatement la ville de Sodome sur le point d’être détruite. Il doit partir séance tenante et abandonner toutes ses richesses. Le verset accentue avec une Chalchélèt le verbe « Il hésita » pour illustrer le déchirement intérieur que vivait Loth à cet instant : suivre les anges et son destin d’Hébreu ou bien rester près de ses richesses matérielles et épouser le sombre destin des habitants de Sodome.
La deuxième occurrence où nous trouvons ce signe de cantillation spécifique, c’est lors de l’échange entre Avraham et son serviteur chargé de trouver une épouse à Its'hak. Eliézer est alors partagé entre sa fidélité à son maître Avraham et son espoir d’être désigné lui-même (et ses descendants) comme héritier d’Avraham au cas où Its'hak ne se marierait pas et resterait sans enfant. Là encore, face à ce déchirement intérieur, la Torah attire l’attention du lecteur avec une Chalchélèt.
La troisième fois où le texte biblique fait usage de ce signe, c’est lors de l’échange entre Yossef Hatsadik et la femme de Putiphar. En dépit des tentatives de séduction exercées par cette femme, Yossef résiste au prix d’un dilemme intérieur d’identité : Qui suis-je ? Suis-je un Égyptien et puis-je m’accommoder des mœurs de la société dans laquelle je vis ? Ou bien suis-je un Hébreu, le fils de Ya'acov Avinou ? Notre tradition nous rapporte que l’image de son père présente devant ses yeux l’emporte et lui permet de résister et s’enfuir. Toutefois, notre tradition inscrit dans le verset même le témoignage de ce conflit intérieur en apposant une « Chalchélèt » sur le verbe « Il refusa ».
Enfin, comme nous l’avons vu, la quatrième occurrence de ce signe de cantillation figure dans notre Paracha lorsque le verset nous dit que Moché a fait la Ché'hita d’un animal en sacrifice lors de l’intronisation de son frère Aharon en tant que Cohen Gadol « grand prêtre ».
À ce moment, nous dit Rav J. Sacks, Moché perçoit avec une acuité toute particulière le mérite de la 'Avoda qui échoit à son frère Aharon et qui va lui échapper définitivement. Il se remémore probablement de l’origine de cette « séparation des pouvoirs » entre lui, le prophète, et son frère Aharon, le grand prêtre, qui remonte à l’épisode du « buisson ardent ». Hachem l’avait alors désigné pour aller parler au peuple et leur annoncer leur prochaine libération, mais Moché avait résisté, exprimant ses doutes et son sentiment de ne pas pouvoir assumer cette fonction. C’est à ce moment-là que Hachem lui a associé Aharon qui allait le seconder pendant la sortie d’Égypte et qui assumerait ensuite le rôle de « grand prêtre », privilège qu’il pourra même transmettre à ses enfants. Pourtant, nos Sages nous rapportent que D.ieu avait initialement pensé les choses autrement : "À l'origine [dit Dieu], J'avais prévu que tu serais prêtre et qu'Aharon, ton frère, serait Lévite. Maintenant, c'est lui qui sera prêtre et toi, tu seras Lévite". (Talmud de Babylone, Traité Zeva'him 102a)
Désormais, Moché comprend qu’il doit renoncer à la 'Avoda, au service du Michkan, aux sacrifices quotidiens, aux rituels de l’expiation des fautes de Yom Kippour dans le Kodech Hakodachim, et à tant d’autres fonctions éminentes. Bien qu’il aime intensément son frère Aharon et qu’il se réjouisse pour lui, ce renoncement ne peut le laisser indifférent, et la « Chalchélèt » vient en témoigner.
C’est ainsi que ce signe de cantillation atypique vient nous rappeler que les hommes, et notamment, ceux qui occupent des responsabilités, les leaders, sont régulièrement confrontés à des moments de vérité où ils doivent clarifier leur identité, leurs valeurs, et leurs compétences. Reconnaître qui l’on est vraiment, suppose bien souvent de reconnaître qui l’on n’est pas, et de l’accepter de bonne grâce afin de pouvoir donner le meilleur de nous-mêmes là où nous sommes. « Celui qui veut attraper trop de choses, n’attrape finalement rien ; alors que celui qui essaie d’attraper peu, finit par attraper quelque chose", nous disent les maîtres du Talmud.
C’est précisément le rôle d’un leader de savoir précisément quelle est sa place, quelles sont ses compétences, et là où sa « valeur ajoutée » est la plus forte. Il pourra alors avoir un impact maximum, et il sera aussi en mesure de s’entourer intelligemment avec les compétences complémentaires aux siennes.
« Gouverner, c’est choisir » avait clamé Pierre Mendès-France dans un discours resté célèbre. Et, de fait, gouverner, diriger, assumer des responsabilité suppose de faire des choix, de renoncer à certains projets ou certains désirs, pour faire aboutir d’autres priorités et assurer une cohérence collective. C’est le propre des grands leaders d’être capables, non sans ressentir un déchirement intérieur, de reconnaître ce qu’ils peuvent faire mais aussi et surtout ce qu’ils ne peuvent pas faire, et de faire émerger d’autres leaders à leurs côtés pour assumer les fonctions qu’ils n’occuperont pas.
Ainsi, en est-il de Moché qui prépare lui-même Aharon pour assumer son rôle de « Grand Prêtre » et qui intronisera plus tard Yéhochoua pour prendre sa succession à la tête du peuple et entrer en terre d’Israël.
Ce faisant, il a donné à tout le peuple la force et la capacité de continuer l’aventure de manière autonome, et il a permis au projet divin de s’accomplir, même en son absence. C’est probablement là, la signature des grands leaders : être capable de faire émerger d’autres leaders, en sachant ne pas se rendre indispensable.
Puisse l’Éternel nous permettre de comprendre quelle est notre place, quelles sont nos compétences et comment nous pouvons servir le projet divin afin de faire grandir nos qualités intérieures, mais aussi permettre à ceux qui nous entourent d’exprimer leurs propres qualités.