On ne peut traiter une notion fondamentale sans aborder sa définition. Concernant la dépression, puisque tel est le sujet de cet article, avant de se demander comment elle apparaît puis agit sur l’individu, ou comment l’endiguer, par exemple, il est nécessaire de savoir tout simplement de quoi on parle.
Ainsi donc, qu’est-ce que la dépression ? La réponse peut être trouvée dans une Michna qui n’a apparemment aucun lien avec le sujet : « Le jour est court, la besogne est importante, les ouvriers sont paresseux, le salaire est considérable et le Maître de maison presse » (Avot 2,15).
Cette Michna contextualise de la vie en ce monde. Si on devait la résumer en un seul mot, on pourrait volontiers dire de cette vie qu’elle est dense. L’intensité de la vie provient d’un concours de circonstances : en un laps de temps limité, l’homme doit réaliser un travail fabuleux sans grande motivation, contraint par un Maître de maison qui n’est autre que D.ieu.
Ainsi, la vie, qui peut être vu comme le voile de la nature derrière lequel D.ieu Se cache, exerce sur l’homme une sorte de pression permanente. Voici qui laisse entrevoir deux issues contraires : la réalisation de soi ou l’absence de réalisation de soi. En effet, se réaliser, c’est accepter la pression de la vie (appelons-la responsabilité, engagement, voire conscience) et y opposer une autre pression, celle de la volonté. Quand l’homme prend son existence à bras le corps, il produit un effort cela va sans dire, mais cet effort ne le fatigue pas pour autant. Il lui donne le sentiment d’avoir lutté pour se réaliser, ce qui suffit à lui procurer une agréable impression de plénitude. Littéralement, il s’agit de la joie de vivre.
Qu’advient-il si l’homme refuse de se battre, ou encore s’il n’en a plus la force ? Il se retrouve écrasé par l’inexorable pression de la vie. Impuissant, il souffre, désespère et se replie sur lui-même. La dépression, c’est cela même.
Ainsi, la vie peut être assimilée à l’acte d’assumer l’opposition perpétuelle entre l’être et sa réalité subjective. La dépression devient le corollaire du refus de la vie et finalement de la nature humaine, puisque l’homme est né pour peiner (Iyov 5,7). Quand l’homme cesse de lutter, quand l’homme ne parvient plus à imposer sa volonté au monde, c’est le monde qui lui dicte sa propre volonté. Tel est bel et bien le terreau de la dépression !
Le renoncement plonge volontiers ses racines dans une éducation dépersonnalisante, au sortir de laquelle l’enfant ne sera pas devenu apte à s’opposer à la pression de la vie. Peut-être ne lui aura-t-on jamais appris à combattre, peut-être même ne lui aura-t-on jamais légué les outils pour s’imposer. Qui sait : peut-être même ne lui aura-t-on jamais appris à être quelqu’un, c’est-à-dire un être qui se respecte et a le droit de vouloir ?
Quoi qu’il en soit, nous comprenons incidemment pourquoi la dépression est si courante dans nos sociétés occidentales. Elles ont réussi un triste tour de force : plonger l’homme dans une telle aliénation physique et mentale, qu’il a le plus grand mal à réaliser qu’il décide finalement peu de sa propre destinée. Et en fait, il tend à ne plus le vouloir. Il tend à s’inscrire passivement dans des processus automatisés, censés entretenir son bien-être ou l’y mener. En s’appuyant sur ces consciences aveugles, tantôt technologiques, tantôt sociales, tantôt idéologiques, il oublie sa si précieuse conscience.
Pour le dire d’un trait, nos sociétés fabriquent des absents alors que le Maître de maison presse à répondre présent ! De manière ahurissante, le monde d’aujourd’hui élabore à la fois le contexte de la dépression, le dépressif, et les remèdes pour soulager son état.
Peut-être le seul fait d’en avoir conscience suffira-t-il à pousser à la vigilance pour mieux s’extirper de ces schémas modernes qui, insidieusement, rendent l’homme malheureux. Nous ne pouvons que le souhaiter.