Mes parents ont divorcé lorsque j’étais petite et je ne me souviens presque pas d’eux en tant que couple. Pour moi, c’était « normal » d’avoir un papa et une maman séparés ainsi que deux maisons. Aujourd’hui, je voudrais savoir comment avoir les repères – qui me manquent manifestement – pour construire un foyer basé sur un couple solide et uni.

Il va de soi que, dans le cadre d’un article, il est impossible de répondre exhaustivement à un questionnement aussi vital et essentiel. Aussi, permettez-moi de profiter de votre question pour proposer plusieurs pistes de réflexion.
 

L’élaboration des représentations du monde

À sa naissance, l’enfant ne connaît rien du monde (ou plutôt, il n’en connaît plus rien, voir Nidda 30b). Ce sont ses parents qui, sciemment ou non, l’aident à construire sa vision du monde. Cette vision globale est une sorte de grille de lecture, unique, qui réunit l’ensemble des représentations subjectives par lesquelles l’enfant perçoit le monde et noue des liens avec lui.

Or, qu’advient-il quand ces représentations ont été élaborées sur mode pathologique ou, pire, quand elles n’ont pas été élaborées du tout ? La distance mentale et émotionnelle entre le monde objectif (le monde tel qu’en lui-même) et le monde subjectif (le monde tel qu’il apparaît au travers de la perception personnelle) devient telle qu’il devient difficile de communiquer avec son environnement.

Comme vous le relevez très justement, pour vous, c’était « normal » d’avoir un papa et une maman séparés ainsi que deux maisons. Par la force des choses, vos représentations du monde ont été élaborées en intégrant symboliquement la séparation et l’éloignement. Dans votre perception, aussi étrange que cela puisse paraître, la distance a pu devenir le principe même de l’union. Puisque la division entre papa et maman allait de soi, l’amour, la concorde, la confiance, bref tout concept contenu dans le paradigme formé par le couple parental, peut avoir été bâti sur ce modèle paradoxal mais profondément « normal ».

Le simple fait que vous le mentionniez est positif, car cette conscience vous aide à repérer (et, s’il y a lieu, à corriger) les représentations du monde fausses qui auraient pu vous être imposées.
 

L’illusion des problèmes de couple

Pour embrayer sur la deuxième idée, j’affirme que les « problèmes » de couple n’existent pas ! En tout cas, pas fondamentalement. S’ils existent, comprenez par là s’ils ont la possibilité de se développer, c’est qu’ils bénéficient d’un contexte favorable. Celui-ci provient des « problèmes » personnels respectifs des deux époux. En un mot, sans construction personnelle du (futur) mari et de la (future) femme, le couple ne pourra qu’expérimenter des difficultés, puisque chaque déséquilibre individuel agira en plus sur le conjoint.

D’où l’importance cruciale de se construire avant le mariage. Et, une nouvelle fois, je ne puis que vous féliciter d’avoir conscience de cet impératif. En fait, il faut comprendre une fois pour toutes que la construction de couple ne peut débuter et tenir toutes ses promesses qu’à partir du moment où l’homme et la femme sont eux-mêmes construits. Sans ce préalable, la construction personnelle de chaque époux se fera quand même… au prix de la souffrance du couple.
 

La nécessité vitale de la foi

La foi est l’un des piliers de la vie juive. Pour rester dans notre sujet, croire que D.ieu accorde à chaque être humain un contexte existentiel propice, non pas au bonheur dont il rêve, mais au bonheur bien supérieur que D.ieu lui réserve, relève de la nécessité absolue.

Dans bien des cas, ceci n’a pourtant rien de facile. Convenir qu’un foyer en rupture, que des parents incapables de montrer leur affection, voire que des parents persécuteurs conduirait au bonheur, est-ce raisonnable ? Bien que la notion soit délicate et mériterait d’être explicitée, disons que le bonheur selon D.ieu ne s’accorde pas forcément au bonheur selon l’homme. Le prophète ne déclare-t-il pas au nom de D.ieu : « Car Mes pensées ne sont pas vos pensées » (Yecha'ya 55,8) ? En donnant à l’homme un contexte existentiel difficile, D.ieu ne « souhaite » qu’une chose, si l’on peut dire : voir l’homme faire l’effort de dépasser l’épreuve, pour accéder à une dimension supérieure qui lui permettra de projeter toute sa lumière potentielle.

Sans cette croyance, l’homme peut hélas se demander « pourquoi ? » durant des années. Il risque même de gâcher sa vie pour une question qui, au fond, n’admet ici-bas aucune réponse satisfaisante.
 

Grandir sans parents

Le corollaire, et j’en reviens personnellement à vous, c’est qu’il vous incombe désormais de développer seule ce que vos parents vous auraient donné dans un contexte existentiel autre (mais qui ne vous aurait pas convenu). La volonté, le respect de soi, l’indépendance, la capacité à donner, vous devrez les élaborer seule, ou presque. Apparemment, D.ieu vous demande même de devenir une mère aimante au sein d’un foyer soudé, chose dont vous n’avez aucune connaissance ! Comment y parviendrez-vous ? Sans avoir l’audace de répondre, sachez que D.ieu a inévitablement placé en vous des forces en conséquence, que d’autres n’ont pas la chance de posséder.
 

Le moment de vérité

À la venue au monde de vos enfants, si D.ieu veut, votre existence prendra un relief inédit. Car il sera bien sûr question d’assumer votre rôle de mère, et incidemment de vérifier si vous vous y étiez bien préparée.

Mais il existe un enjeu plus profond. Sans même y prendre garde, vous superposerez les enfants que vous aurez à l’enfant que vous avez été, de même que le parent que vous serez devenue aux parents que vous avez eus. Cette double transposition, mentale et sentimentale, vous ouvrira bien des portes. Vous pourrez par exemple vous octroyer symboliquement l’affection qui vous avait fait défaut étant enfant, au travers de l’affection réelle que vous donnerez à vos propres enfants. Vous pourrez également comprendre que vos parents auront fait leur possible pour vous faire grandir, en appréciant toute la difficulté inhérente à ce rôle.

En fait, ces transferts, comme on les nomme en psychanalyse, et qui engendrent habituellement des effets négatifs, pourront être utilisés pour (re)construire. Vous pourrez faire la paix avec l’enfant délaissée et les parents absents de votre histoire personnelle. Apaiser et pardonner font aussi partie du bonheur.

En guise de conclusion, devenir parent quand on n’a connu aucun modèle parental n’est pas donné à tout le monde. Seulement, n’oubliez jamais que, ce faisant, vous comprendrez mieux que personne ce que cela exige. La connaissance acquise difficilement offre une profondeur inédite, car la récompense est fonction de l’effort (Avot 5,23). Qui sait : peut-être serez-vous un jour amenée à aider d’autres parents à assumer leurs rôles ?