J’ai commencé à jouer aux cartes il y a 3 ans. Au début, c’était un divertissement entre amies, et, vu que la chance me souriait, je gagnais souvent. Au fur et à mesure, c’est devenu une addiction au point que j’ai du mal à m’en défaire. Je n’arrive pas à résister dès qu’on me propose une partie de cartes. En plus, je perds beaucoup d’argent, et le pire dans tout ça, c’est que j’ai l’impression d’y perdre mon âme... Que dois-je faire ?
Vous avez dit le mot-clé : « addiction ». Derrière cet anglicisme se cache un mécanisme particulièrement agissant et déréalisant, qui a pour seul effet de perdre l’homme.
« Que dois-je faire ? », me demandez-vous. Si je vous répondais d’arrêter tout simplement de jouer au poker, je passerais à côté du principe même du phénomène. Car enfin, quand quelque chose dérange, voire menace, l’individu, son réflexe premier n’est-il pas de s’en séparer ? Imaginons une ménagère qui, ayant juste acquis une cuisinière à induction, la mettrait en marche et poserait sa main sur la plaque pour en vérifier le fonctionnement. Lui viendrait-il à l’idée de laisser sa main après que la plaque ait commencé à chauffer ?
Et pourtant… Si l’exemple paraît risible avec une plaque à induction, il l’est nettement moins pour une « plaque à addiction ». Car, dans ce cas, qui est aussi le vôtre, la main reste. La souffrance est donc atroce. Mais la souffrance est plus subtile. Elle ne provient pas du fait que « la main brûle » (c’est-à-dire que l’on vive son addiction), mais d’abord du fait que l’on se voie incapable de la retirer. On souffre de l’addiction, on le sait, on le dit, et, malgré tout, on se jette sciemment dans ses griffes. C’est à devenir fou, furieux envers soi-même, c’est, comme vous l’écrivez si bien, à en perdre son âme.
Aussi, comment fonctionne l’addiction ? Il nous faut bien partir de là. Comme je le dis souvent aux personnes que je prends en charge, pour dépasser le mal, il faut le reconnaître, et pour le reconnaître, il faut le nommer. Nommons donc l’addiction, et tâchons de trahir ses mécanismes pervers.
La nature fondamentale de l’être humain est de façonner le monde, de lui imposer sa volonté. Schématiquement, deux pôles sont impliqués : le moi, entre désir et conscience, et l’objet, l’inerte qui gravite autour de l’être. En toute rigueur, l’objet n’est d’ailleurs pas forcément inerte. Il s’agit même souvent d’une autre personne qui peut être, comme on le dit, l’objet d’un sentiment quelconque. Quoi qu’il en soit, de par les interactions potentielles qu’il lui offre, l’objet invite l’homme à se réaliser. Et l’homme a besoin de ces interactions avec l’objet (en psychologie, on parle d’ailleurs de besoin objectal).
La joie, qui donne sinon un sens, du moins un goût à la vie, se nourrit notamment de cela : la capacité du moi à se lier à l’objet pour lui insuffler sa volonté. Ce qui, en bon français, s’appelle « réussir ».
Seulement, voilà. La relation entre le moi et l’objet n’est, pour ainsi dire, pas toujours une relation de bon voisinage. Nombre de pathologies tirent leur force d’une relation dégénérée, jouant soit sur un déni de l’objet, soit au contraire sur un surinvestissement de l’objet. Une pathologie liée au déni de l’objet, c’est par exemple l’anorexie, où le sujet se désolidarise sciemment de ses besoins corporels. Son moi rejette tout lien avec l’objet (ici l’aliment). Une pathologie liée au surinvestissement de l’objet, c’est par exemple l’addiction, qu’elle soit psychique ou corporelle.
Dans toute addiction, l’objet étant donc surinvesti, il prend le pas sur le désir. Dit autrement, l’objet du désir éclipse le désir de l’objet. Or, le désir de l’objet, n’est-ce pas la propriété du moi, sa satisfaction aussi ? Pris dans un mécanisme d’addiction, le moi est court-circuité. Il n’a plus l’occasion de désirer un quelconque objet, puisque l’objet lui-même s’est déjà invité chez lui et se présente à lui à outrance
Si vous relisez très attentivement les mots qui précèdent, vous remarquerez qu’il manque un facteur. On aurait dû avoir le moi, l’objet, et le désir qui lie le moi à l’objet. Or, on n’a que le moi (ou ce qu’il en reste) et l’objet. Où est donc passé le désir ? Justement, il a disparu, et cette observation est essentielle. Le désir de l’objet a été supplanté par l’omniprésence de l’objet. Le moi n’a plus le temps de réfléchir à ce qu’il veut, tout simplement parce qu’il a. Il a, certes, mais pas ce qu’il désire. Il a sans désir ni profit, sans envie ni jouissance, sans projection ni maîtrise, sans cause ni effet pourrait-on même dire. Il ne fait qu’avoir. Il ne pense plus à transformer le monde, en fait, il ne pense même plus du tout. Il se borne à consommer le monde, à dévorer l’objet. Et, dans ce rôle purement fonctionnel, le moi est lui-même devenu objet.
Vous comprenez à présent pourquoi l’addiction rend si malheureux. Nous en avons pointé les principes essentiels : elle prend toute la place, elle frustre (car elle n’autorise aucun accomplissement), et, finalement, elle dépersonnalise. Et pourquoi suscite-t-elle tant la dépendance ? D’abord par sa présence à outrance, ensuite et surtout parce qu’elle s’érige en volonté aveugle, extérieure, qui jongle avec un moi lui-même devenu objet. Les rôles ont été inversés, la conscience a été détruite, et l’individu avec. Qui aurait pensé qu’un jeu de poker recelait un tel pouvoir dévastateur ?