"Je sors avec un garçon depuis plusieurs semaines. Je n'ai rien à redire sur ses qualités et nos rencontres sont agréables, mais il me manque le "déclic", ou le cœur qui bat la chamade lorsque je vais à sa rencontre. Comment peut-on savoir si c'est le bon ?"
Votre question, légitime et importante, semble cependant révéler une compréhension erronée de la place laissée aux émotions.
Pardonnez-moi de me montrer si catégorique : un sentiment n’est jamais un révélateur de vérité. Un sentiment, c’est autre chose, et c’est même quelque chose, j’y reviendrai. Mais ne tombez en aucun cas dans le piège de croire que l’émotion raconte ce qui est. Au contraire, et je vais également y revenir, l’émotion a plus volontiers tendance à voiler, voire dénaturer, ce qui est vraiment.
En premier lieu, expliquons pourquoi l’être humain aime à penser qu’une émotion puissante devrait corroborer la vérité. Pour en revenir à vous, qu’est-ce qui pousse une personne nourrissant des sentiments amoureux pour une autre, à en déduire qu’elle est son âme sœur ?
Tout d’abord, ne nous en cachons pas, la facilité. Il est facile d’allumer un feu émotionnel et même de l’entretenir. Ce feu agite intimement et le mouvement, n’est-ce pas déjà la vie ? Oui, en se réchauffant à la chaleur de ces flammes passionnelles, en les attisant aussi, on a la certitude de vivre pleinement, et à peu de frais. N’est-ce pas tentant ?
Autre raison à même d’expliquer le phénomène, le refuge dans l’imaginaire. L’imaginaire est le monde de la non-limite où tout est accessible, où tout est possible, en fait où tout obéit au désir de l’individu. L’illusion de maîtrise conférée par l’imaginaire est tel qu’il attire immanquablement. Mieux, il subjugue. L’individu ne se réfugie pas dans l’imaginaire : il y plonge, il s’y noie. À la limite, il se donne à lui, au sens où il renonce à sa propre conscience, et se laisse porter dans ce monde merveilleux. Il voyage alors sans entrave, à la vitesse de sa volonté, et s’élance avidement vers les horizons les plus lointains… de la réalité. S’abandonner entièrement au sentiment amoureux relève bien de cette logique : laisser le sentiment réfléchir pour nous, penser pour nous, agir pour nous. Là aussi, n’est-ce pas tentant ?
Une autre raison pousse encore l’individu à épouser l’imaginaire plutôt que la réalité. Cette raison, la plus subtile des trois, a déjà été exprimée en filigrane : l’imaginaire subjugue. Approfondissons cela. Au contraire de la réalité qui, en comparaison, peut sembler si morne, l’imaginaire a pour effet de transporter l’être, donc de le déstabiliser quelque part, de lui ravir ses certitudes en lui en offrant d’autres qui dépassent pourtant sa perception. Et c’est exactement ce caractère qui suscite l’adhésion de l’individu : le sentiment d’être dépassé. Dans un registre différent, tout manipulateur sait pertinemment que s’il parvient à dépasser son interlocuteur avec les idées qu’il lui expose, la partie est gagnée. Ces idées l’auront justement déstabilisé, lui laissant l’impression que ses repères d’alors sont caducs, alors que, paradoxalement, les nouveaux repères proposés par le manipulateur ne sont pas même tangibles. Ils impressionnent, ils décontenancent, ils subjuguent, comme je l’écrivais, et cela suffit à susciter une forme de soumission sur fond d’admiration. Comme si l’homme était enclin à s’assujettir à ce qui le transcende, parfois pour le bien, parfois pour le mal…
Ainsi donc, il est facile et tentant de confier à l’imaginaire les rênes de l’existence. Or, les sentiments font partie de l’imaginaire ou, plus exactement, ils y conduisent. C’est ce que laisse entendre par exemple la Mitsva de s’éloigner d’un présent corrupteur. Un présent corrupteur engendre un trouble intérieur, sorte de perturbation émotionnelle qui, le temps d’un instant, ménage une place à une empathie imperceptible pour l’auteur du présent. Dans les mots de la Torah, un présent corrupteur aveugle (Dévarim 16,19), si bien que sa victime, les yeux grands ouverts, ne voit rien. Elle croit observer la réalité, mais c’est une sorte de monde parallèle, obscur contre toute apparence, qu’elle contemple. Nommons-le au choix le monde du mensonge ou le monde de l’imaginaire. C’est aussi ce que laisse entendre par exemple la Mitsva consistant à donner du crédit à autrui au moment de le juger. Au fond, cette Mitsva recommande de ne pas accorder aux perceptions personnelles, sentiments y compris, le pouvoir de juger et de condamner son prochain. Ce que l’on ressent ne correspond bien souvent pas à ce qui est.
Mais alors, si le pôle émotionnel a cette faculté d’éloigner du réel, serait-il absolument malsain ? Quant à vous qui m’écrivez, et semblez attendre que votre cœur chavire pour être certaine que le jeune homme que vous fréquentez est l’homme de votre vie, que vous dire à présent ? Une leçon fort simple : le sentiment est l’habit, jamais le corps.
En des termes plus simples, le sentiment vient ajouter à la vérité une dimension supplémentaire qui l’embellit, littéralement. En toute rigueur, la vérité n’a nullement besoin de la beauté, mais l’homme peut la rendre belle. Il s’agit d’ailleurs d’une autre Mitsva encore (voir Chémot 15,2). Par contre, le contraire peut s’avérer tragique, notamment dans l’élaboration d’un couple. Qu’adviendra-t-il si le sentiment prend le rôle du corps et que la vérité est reléguée à l’habit ? Qu’adviendra-t-il si l’imaginaire devient l’essentiel, la référence ? Vous le devinez sans peine.
Pour résumer, il ne vous est sûrement pas interdit d’être amoureuse. D.ieu nous a créés avec la possibilité d’éprouver des émotions, et les étrangler sans raison serait coupable. Seulement, ne commettez pas l’erreur de penser que vos sentiments seraient la preuve que vous guettez. La vérité, cet achèvement qui mène l’homme au sens, à l’équilibre, à l’accomplissement, à l’éternité même, pourrait-elle être tributaire d’un léger rougissement de joues ?
Que D.ieu vous aide à faire les bons, ou plutôt les vrais choix !