Mon histoire s’est déroulée il y a de nombreuses années, mais il ne m’est donné de la raconter que maintenant, pour des raisons que l’on pourra comprendre par la suite.
Mon histoire a pour thème la Soucca, mais chacun comprendra que le message qu’elle renferme touche à toute l’année.
Je suis électricien de profession, je ne m’occupe pas de petites réparations, mais de grands projets : des immeubles, des agrandissements, des établissements scolaires, etc.
Il y a environ dix ans, j’ai effectué des travaux d’électricité dans un immeuble existant, chez un propriétaire qui ajoutait deux étages sur le toit. J’ai été convoqué par un entrepreneur avec lequel j’avais l’habitude de travailler, spécialiste des grands bâtiments, qui me demanda personnellement d’effectuer ce travail spécifique de ces ajouts de deux étages, en échange bien entendu d’un salaire conséquent.
Je commençai au mois d’Eloul, en parallèle aux travaux de construction, et dès le mois de Tichri, la pression s’intensifia. Le propriétaire voulait finir avant Roch Hachana et était déçu. Souccot était pour lui la dernière date limite. Il m’expliqua qu’il projetait de construire sur le toit une immense Soucca et d’y inviter toute sa famille et ses proches, et tout devait être prêt avant la fête de Souccot.
Nous avons travaillé énormément, tandis qu’en parallèle, d’autres artisans travaillaient au plâtre, au carrelage, à l’aluminium et le terrassier, aux escaliers.
Vous ne connaissez peut-être pas ce métier de terrassier, car ils sont peu nombreux. C’est un métier qui exige du professionnalisme et de la précision, car les escaliers doivent être parfaitement bien nivelés, tout en assurant la liaison entre deux lieux. L’erreur n’a pas sa place ici, et donc les professionnels de ce domaine sont rares.
Il construisit les escaliers reliant les étages et devait les carreler en même temps que le toit avec un marbre extrêmement cher, acheté à l’avance par le propriétaire et qui avait déjà été déposé sur le toit à l’aide d’une grue en deux amas distincts.
Je travaillais et en parallèle, suivais avec admiration son travail précis. Le travail avança rapidement entre Roch Hachana et Yom Kippour.
* * *
Pendant ce temps, à l’étage habité, la famille de David, le maître de maison, vivait sa vie comme à l’ordinaire. De temps à autre, l’un des enfants montait pour suivre le travail. Nous le renvoyions en bas en raison du danger.
Entre Roch Hachana et Yom Kippour, nous avons travaillé à un rythme effréné. J’avais déjà placé tous les fils et avais commencé à préparer le nouveau tableau électrique, le terrassier avait terminé de carreler le toit avec la céramique que l’on n’utilise généralement que dans le salon. J’en fis la remarque au maître de maison, mais il me répondit que la Soucca était pour lui aussi importante que la maison, et il voulait la concevoir aussi luxueuse que le salon.
À l’arrivée des menuisiers, je compris à quoi il faisait allusion. Ils construisirent une magnifique Soucca avec des panneaux en bois solides et onéreux. L’un d’eux me confia que leur prix dépassait celui des briques les plus chères sur le marché. En fait, c’était une vraie construction, avec des fenêtres, des portes et même une petite cuisine. Je compris ce qu’il avait planifié et je l’admirai à ce titre.
J’avais moi-même préparé un travail complet pour la Soucca, en faisant en sorte que les câbles électriques arrivent partout, avec des prises appropriées pour l’éclairage, les appareils électriques et même la climatisation.
Après Yom Kippour, nous travaillâmes sur les finitions. C’était un travail saccadé. Il y avait beaucoup de nervosité et de tension dans l’air. Il était évident qu’il ne nous restait que deux jours pour finir tout.
* * *
La veille de Souccot, au matin, j’entends des cris d’en bas : « Menteur ! Men…teur ! »
Au début, je pensais que c’était l’une des disputes habituelles qui sont l’apanage de ces journées de tension, mais les cris ne cessaient pas : « Qu’il vienne maintenant, c’est un men…teur ! » Ces cris résonnaient jusque dans la rue. Le ton monta jusqu’à devenir menaçant. Il était devenu évident que quelqu’un avait perdu la raison en bas.
Je décidai de descendre d’un étage et de voir ce qui se passait.
Je vis alors le terrassier debout devant David, le maître de maison, le visage rouge vif, bouillonnant de rage, et qui hurlait comme un fou : « C’est un men…teur, et un vol…eur, il m’avait promis… »
David et sa famille étaient debout devant lui, impuissants. David tenta de l’apaiser : « Ça va aller, il vient dans cinq minutes, calme-toi, bois quelque chose, il est en route. » Il lui tendit un verre d’eau, mais l’homme le repoussa et le verre tomba et s’écrasa en mille morceaux.
Je suis généralement considéré comme un homme ayant de la présence d’esprit, mais là, j’étais sous le choc. J’avais déjà vu dans ma vie des artisans énervés, qui lèvent la voix et même quittent le chantier, mais je n’avais jamais vu un homme aussi emporté. Son visage était tordu par la colère, il ressemblait à une bombe qui menaçait d’exploser à chaque instant.
Les enfants de David, livides, étaient sous le choc. Leur maman s’empressa de les faire entrer à la maison et ferma la porte à clé, mais un jeune homme de seize ans, l’aîné des enfants, resta.
Si j’avais imaginé que nous étions arrivés au pic de la scène, je m’étais trompé.
* * *
Au sommet de la colère, l’entrepreneur arriva. On l’avait averti au téléphone que l’homme était en colère et il avait accouru pour l’apaiser, mais c’est exactement le contraire qui se produisit.
« Tu es un menteur… Tu as promis de me payer à la fin de mon travail… Cela fait une demi-heure que j’ai fini… Tu ne m’as pas payé… »
« C’est entendu, je voulais juste vérifier le travail, voilà, j’ai le paiement sur moi », déclara l’entrepreneur qui sortit une liasse de billets de banque.
« Tu es… men…teur…, je ne veux pas travailler avec toi… Tu m’as promis… Cela fait déjà une demi-heure que j’attends l’argent que tu m’as promis… »
« Cela ne fait que dix minutes qu’on m’a averti que tu avais fini, comprends… »
« Que je comprenne ?? Tu es un menteur... Je ne veux plus travailler avec toi… »
Là, l’entrepreneur s’énerva et prononça cinq mots ; il ignorait où ceux-ci allaient conduire : « Fais ce que tu veux ! »
* * *
Le visage de l’homme se tordit encore davantage. « Que je fasse ce que je veux ? Ok… »
Il prit un immense marteau, courut vers le toit, et nous commençâmes tous à entendre de grands bruits.
Vous n’allez pas croire ce que je vous raconte. L’homme commença à briser toutes les planches de la Soucca. Je ne sais pas comment il en eut la force : ses muscles ou sa colère, mais les deux s’unirent pour former une machine de destruction. En soixante secondes, plus une seule planche n’était entière, tout s’était effondré, mais il n’avait toujours pas terminé son œuvre de destruction. Les soixante secondes suivantes, il brisa toutes les dalles en marbre onéreuses qu’il avait dallées péniblement ces derniers jours ; il descendit ensuite les escaliers, et donna un coup phénoménal à chaque étage et le marbre éclata. Il agit ainsi sur les deux étages, et tout ceci devant nous.
Nous l’avons observé d’en haut, en suivant comment il brisait une marche après l’autre, le marbre le plus cher que nous ayons vu. Nous étions hébétés, David, l’entrepreneur, son assistant, deux ouvriers arabes, et moi, l’électricien.
À un moment donné, je voulus l’arrêter, mais l’entrepreneur m’en empêcha : « Il est incontrôlable. Ta vie est plus importante », me dit-il en m’arrêtant avec son corps.
L’homme acheva son œuvre de destruction insondable, prit son sac et sortit. Nous le regardâmes d’en haut, il donna des coups de pied à plusieurs voitures, et ivre de colère, détruisit également le phare de sa voiture avec un coup de pied puissant ; il entra dans la voiture, et avec un crissement de pneus, partit.
* * *
Je me souviens du silence qui régna alors. Un silence complet. Le choc. Environ dix personnes : six hommes de métier, le maître de maison, et le jeune homme de seize ans. Nous étions tous abasourdis.
Le silence fut rompu par le pleur de la mère de famille. Le père dit alors : « Nous devons monter sur le toit et constater les dégâts. »
La scène de destruction était terrible. Il ne restait pas une seule dalle entière, les planches de la Soucca étaient brisées. Il était clair que le rêve de la Soucca du maître de maison s’était envolé.
Nous tremblions tous. Nous savions que ce que nous avions vu ici, nous ne le reverrions plus jamais. Une scène insondable de sauvagerie, de colère incontrôlée.
« Tu dois téléphoner à la police », lui dis-je.
David répondit : « Non. Je vais le faire par la suite, je suis obligé… Je dois construire la Soucca… pour demain. J’ai invité énormément de monde. »
« Quelle Soucca ? C’est un travail d’au moins une semaine. »
« Fais venir les menuisiers, dit David, ils vont la construire de manière provisoire, l’essentiel étant d’avoir quatre parois et des planches sur le dessus. »
« Et le carrelage ? »
« Fais venir des ouvriers qui délaieront les débris, et apporte un revêtement en PVC, et après Souccot, on s’occupera de trouver un nouveau carrelage. Alors, qu’est-ce que tu attends ? Demain, c’est Souccot… »
Je ne sais pas ce qui m’a le plus stupéfait, l’attaque colérique à laquelle j’avais assisté ou la réaction maîtrisée du maître de maison.
Je quittai les lieux, en recommandant au maître de maison de parler avec son fils adolescent qui avait assisté à la scène. « Ça risque d’influer sur lui, lui dis-je, prends un instant de répit de la Soucca et calme-le, ça peut avoir des incidences sur lui. »
« Penses-tu vraiment que ça peut avoir un effet sur lui ? »
« Tu ne crois pas ? Moi, j’ai été traumatisé. Pense à ce que ça a fait à ce jeune homme. »
« Tu as raison, soupira l’homme, je vais m’en occuper. »
Je partis, et cette scène ne me quitta pas pendant toute la fête de Souccot.
En réalité, cette scène ne m’a pas quitté jusqu’à aujourd’hui. Un tel éclat de colère, je n’en avais jamais vu jusque-là et ni par la suite. Je me suis toujours demandé si le maître de maison avait téléphoné à la police en fin de compte, s’il avait réussi à reconstruire sa Soucca, mais j’avais surtout à l’esprit le visage hébété du jeune garçon. Je me demandai s’il s’était remis de ce traumatisme, que moi-même n’avais pas oublié.
Dix ans s’écoulèrent, au cours desquels je ne rencontrai ni David, ni le terrassier, ni même l’entrepreneur pour lequel je travaillais à l'époque. Son entreprise avait prospéré et mes interlocuteurs étaient dorénavant les chefs de travaux, et non lui-même. Mais j’avais toujours à l’esprit que dès que je rencontrerais l’un d’eux, je leur demanderais comment avait fini cet incident hors du commun dont j’avais été le témoin.
* * *
Cette rencontre eut lieu il y a quelques mois.
J’assistais à une fête de famille, et j’aperçus soudain à quelques tables un visage connu.
Je m’approchai de leur table, l’homme parlait avec quelqu’un d’autre, et en me rapprochant, je remarquai que je le connaissais également, mais je n’en crus pas mes yeux.
C’était David, le maître de maison dont la Soucca avait été brisée. Mais ce qui me stupéfia, c’est que son interlocuteur, qui lui parlait avec une camaraderie évidente était…le terrassier.
Après un instant d’hésitation, je m’approchai d’eux, m’assis en face d’eux et leur dis bonjour.
« Bonjour », me répondirent-ils par politesse.
« Vous me connaissez ? », demandai-je.
Ils me dévisagèrent puis le terrassier répondit : « Non, je ne vous connais pas. »
« Non, répondit David, peut-être voudriez-vous nous aider, d’où nous connaissons-nous ? »
« Cela fait dix ans, répondis-je, un homme vous avait brisé la Soucca, le carrelage et les escaliers. Et c’est avec cet homme que vous conversez avec camaraderie. »
Ils m’observèrent, stupéfaits. Ils ne dirent pas un mot.
« Je suis l’électricien qui ai travaillé dans cette maison, si vous ne m’avez pas reconnu. »
Les deux hommes comprirent alors au même moment ce à quoi je faisais allusion.
« Ah, comment allez-vous ? », me demanda David, le plus naturellement du monde.
« Tu es un bon garçon », répondit le terrassier, comme si un compliment de sa part en était vraiment un.
« Écoutez, tous les deux, leur dis-je, cela fait dix ans que je suis stupéfait de ce que j’ai vu, mais je crois que le choc le plus grand, c’est de vous voir converser ensemble, comme si vous étiez amis depuis des années. »
« Nous sommes vraiment amis depuis des années, répondit David, Moti, tu sais depuis combien de temps ? »
« Trente ans », répondit le terrassier.
« Comment ça, trente ans ? Il y a dix ans, tu as été à l’origine d’un dégât de dizaines de milliers de shekels ! Quel bon ami ! »
« Oui, répondit David, tout content, je n’oublierai pas cette faveur que tu m’as faite. »
« Cette faveur ?! »
« Lui raconter l’histoire ? »
« Oui, raconte, il le mérite. »
* * *
David se mit alors à relater l’histoire de la Soucca chancelante, une histoire incroyable.
« Depuis mon enfance, j’étais un enfant puis un jeune homme colérique. Sans entrer dans les détails, on peut dire que ce défaut a été très destructeur pendant mes années d’enfance, j’ai été expulsé de plusieurs établissements, et tout ceci en raison de la colère qui me dominait. À un moment donné, alors que j’avais 17 ans, mon père me conduisit chez Marane le Steipeler et exposa mon problème. Le Steipeler demanda à mon père de sortir, puis il me dit : "Dis-moi, as-tu déjà vu quelqu’un en colère ?"
Je ne répondis pas.
Alors, le Steipeler se mit à prendre de terribles expressions de visage devant moi, il tordit la bouche, ouvrit un seul œil et ferma le second, bouillonna de colère et avait l’air de l’homme le plus effrayant de la terre. Lorsqu’il eut fini, il déclara : "C’est exactement ce à quoi ressemble un homme en colère. La prochaine fois que tu te mettras en colère, rappelle-toi de quoi ça a l’air. Quelqu’un qui ne maîtrise pas sa colère ne peut se marier, et s’il se marie, il divorce et ne réussit rien de ce qu’il entreprend", dit-il avant de me renvoyer.
Cette rencontre me transforma. À chaque fois que je sentais la colère monter en moi, je me remémorai les expressions du Steipeler et je m’arrêtai. Avant même de me mettre en colère, cela m’a aidé à me dominer.
Je me mariai, fondai un foyer et réussis pas mal dans la vie, ce qui n’aurait pas été le cas si je n’avais pas dompté ma colère.
Si je pensais m’être débarrassé de ce trait de caractère, je réalisai soudain qu’il avait fait son apparition chez mon fils aîné. Au départ, je ne sus pas comment me conduire avec ce défaut, mais mon père me fit remarquer qu’il était une nouvelle version de moi-même.
Il semblerait que les gènes avaient joué leur rôle.
Lorsqu’il eut douze ans, je tentai de lui faire ces mêmes grimaces, mais semble-t-il, je n’avais pas la même faculté que le Steipeler, ou je n’avais pas la même influence que ce géant en Torah avait eue sur moi. Mon fils aîné commença à s’embrouiller, changea de Talmud Torah et puis par la suite de Yéchivot, il ne parvenait pas à maîtriser sa colère. J’eus alors une idée. Si ça ne marchait pas de cette façon, je le ferais pour de vrai. Je pris l’idée du Steipeler à un autre niveau.
Je pensai à quelque chose de grand, d’imposant, qui laisserait une empreinte pour toute la vie.
Et ça se passa précisément au moment de la construction.
* * *
Moti est mon ami depuis des années. Je lui ai fait part de mon problème, puis de mon idée. Au départ, il était choqué et refusa, il ne pensait pas que ça marcherait et ne savait pas vraiment comment se mettre en colère, mais je tins bons : "Personne d’autre ne le fera pour moi", l’implorai-je.
Il me dit alors : "Tu sais quoi ? En fait, je sais comment m’y prendre", et me rappela l’une de mes crises à la Yéchiva Kétana.
"Tu te souviens de ça ?", lui demandai-je.
"Comment est-ce possible de l’oublier ?", demandai-je.
"Combien de dégâts tu voudrais ?", me demanda-t-il au final.
Nous avons convenu de la Soucca, du carrelage et des escaliers. Le marbre avait peut-être l’air très cher, mais c’étaient des restes, de troisième catégorie, qu’il m’avait trouvés au bout du monde. Il avait également brisé les planches de la Soucca à la base, de sorte qu’un coup de marteau avait résolu le problème. J’avais commandé au départ des planches d’une hauteur supérieure de quatre centimètres par rapport à ce qu’il fallait. Toute cette scène de démence était en fait une grande mise en scène. Je voulais quelque chose qui ne s’effacerait jamais, et je crois que c’est exactement ce que j’ai eu : le spectacle réel d’un homme en colère. »
Le silence s’installa, j’avais du mal à croire ce que j’entendais.
« Et ça a aidé ? »
« Tu ne peux pas t’imaginer à quel point ça a aidé. Je me souviens que tu m’avais dit que ça pouvait avoir un effet sur le jeune homme et moi, je pensais : puisse cette scène s’imprimer dans l’esprit de mon fils ! Et ça a tellement joué. Le lendemain, il s’est adressé à moi et m’a dit : "Papa, je sais que toi aussi, tu as vécu ce problème, aide-moi, je veux m’en sortir."
Je l’ai envoyé en traitement par une méthode d’auto-assistance qui réussit à le transformer du tout au tout. Il grandit, se maria et est père de deux enfants, et il a redressé son trait de caractère exactement comme moi. Mais crois-moi, le traitement n’a été qu’un instrument. Sa volonté de changer, provenant de la vue d’un homme en colère, a fait la majorité du travail. »
* * *
Voilà mon histoire. Je pense qu’il est inutile d’en rajouter sur son message, sur la colère et la manière de l’éradiquer. J’ignore s’il était nécessaire d’en arriver à un niveau aussi élevé de destruction, mais il ne fait aucun doute que la meilleure méthode pour traiter un mauvais trait de caractère consiste à l’exposer devant celui qui l’a, pour qu’il ressente de quoi ça a l’air. Grâce à son discernement, le maître de maison a réussi à transformer sa « Soucca de David chancelante » en « Soucca de paix » pour les générations à venir.