Les grands Maîtres de Torah, plongés dans les réflexions profondes et prenantes du Talmud, nous donnent le sentiment qu’ils sont déconnectés des réalités de ce monde et des besoins matériels qui font partie de notre quotidien. Ils peuvent ainsi s’oublier, sauter des repas, ne pas véritablement se rendre compte de ce qu’ils mangent et se contenter de quelques heures de sommeil par nuit. Nous allons rapporter deux anecdotes sur ces géants de l’étude qui ont vécu dans la première moitié du vingtième siècle et ont révolutionné le monde des Yéchivot par le raffinement de leur raisonnement dans les parties corsées du Talmud. Et pourtant, jamais la puissance de leur intellect et de leur réflexion n’a pris le dessus sur leur faculté de pressentir les besoins matériels d’autrui. Voici donc l’illustration éloquente de ce qu’est une Torat ‘Haïm : une Torah de vie qui jamais ne reste figée dans des concepts intellectuels et abstraits, mais se cristallise en l’amour de son prochain.
La première histoire se déroule dans la prestigieuse Yéchiva de Grodno, dans laquelle les élèves les plus doués de l’époque cherchaient à entrer. L’un d’entre eux, un jeune adolescent, désirait lui aussi faire partie de l’éminente institution, mais ses parents n’avaient pas assez d’argent pour lui payer le voyage. Malgré tout, il quitta sa famille un baluchon sur le dos dans lequel se trouvait un peu de nourriture, faisant la route qui le séparait de la Yéchiva principalement à pied, parfois en calèche lorsqu’on lui permettait de s’y associer gratuitement, et dormant sur des bancs de synagogues rencontrées en chemin.
Au bout d’un mois, parvenu à destination, il demanda un entretien avec le Rav Chim’on Shkop, le grand Roch Yéchiva, pour que celui-ci l’interroge sur le traité qu’il avait préparé. Le Rav le reçut, le fit asseoir et le dévisagea longuement. Enfin il prit la parole et lui dit : « J’ai effectivement deux questions à te poser. La première : depuis combien de temps n’as-tu pas mangé un repas chaud ? » Le jeune lui répondit : « Depuis un mois ». Le Rav indiqua que son épouse n’était pas présente et que la préparation du repas lui prendrait un petit moment. Il se mit lui-même à cuisiner puis servit le jeune homme. Après le repas, le Rav s’adressa de nouveau à lui et lui demanda : « Maintenant je te pose ma seconde question : depuis quand n’as-tu pas dormi dans un lit normal ? » Là aussi l’adolescent lui avoua que cela faisait un mois. Le Rav l’amena dans sa chambre et lui offrit son propre lit.
Cet élève survécut finalement à la Shoa et raconta son histoire en précisant que jamais il ne fut interrogé sur ses connaissances et que cet accueil si particulier le soutint durant toutes les épreuves qu’il endura.
La seconde histoire concerne le Rav ‘Haïm Soloveitchik, le fameux Rav de Brisk, dont les commentaires brillants sur le Talmud sont étudiés dans toutes les Yéchivot. Il arriva une veille de Pessa’h qu’un indigent lui demande s’il pouvait se rendre quitte de la Mitsva de boire les quatre verres de vin le soir du Séder en les remplaçant par quatre verres de lait. Le Rav lui répondit que cela n’était pas acceptable par la loi et, se tournant vers son assistant, le Rav demanda qu’on lui donne de la caisse de Tsédaka de quoi acheter quatre verres de vin et aussi de la viande en l’honneur de la fête. En effet, comme on le sait, la loi exige que l’on boive lors du Séder de Pessa’h deux coupes de vin avant le repas et deux après. Or, nous n’avons pas le droit de boire de lait après la consommation de viande. Si cette personne posa la question, c’est que forcément elle ne possédait pas non plus de viande pour le repas de fête. C’est pourquoi le Rav lui octroya aussi de la viande, bien que l’homme ne souleva pas ce problème.
Ces deux grands Rabbanim, considérés à juste titre comme des génies intellectuels, plongés dans l’étude et constamment affairés à répondre aux questions pertinentes de leurs élèves, avaient su en un clin d'œil déceler un problème humain qui n’avait pas été exprimé. Car l’exercice constant de l'étude de la Torah consolide en celui qui s’y affaire sincèrement les attributs divins de clémence, de soutien à l’indigent et à tout celui qui est dans la détresse.
Quel exemple !