En 1868, année de naissance de Fritz Haber, un juif né en Europe peut aspirer pour la première fois à pénétrer la société allemande, jusqu'à là inaccessible pour lui. Les portes du ghetto se sont ouvertes, celles de l’Université également : les Nations rayonnent des idées du 18ème siècle et vont maintenant appliquer empiriquement tout ce qu’elles ont appris en théorie le siècle précédent. De très nombreux juifs, “aveuglés” par ces Lumières et la soudaine convivialité des Gentils, vont tomber délicieusement dans leurs bras…
Les découvertes scientifiques révolutionnaires du 19ème siècle font émerger un nouveau monde qui s’auto-explique et s’auto-gère. Dorénavant, plus besoin d’y insérer une quelconque intervention divine : le singe est devenu notre aïeul, les créatures ont évolué en s’adaptant à leur milieu et on explique qu’une cellule primaire va pouvoir se transformer sur des milliards d’années - grâce au hasard des mutations - en tissus vivants complexes.
Le monde se décode merveilleusement en lois physiques, chimiques et même psychologiques : l'âme va subir le décryptage sophistiqué d’un juif autrichien, Freud. Marx, juif allemand, élabore sa théorie, expliquant que toute la carte économico-socio-politique de l’humanité se résume à la lutte des classes.
Les sirènes de la Haskala susurrent aux oreilles d’Israël que le grand monde est enfin à portée de main, que les traditions sont du passé, que l’avenir c’est demain. L’épreuve est de taille. Le peuple de D.ieu est cette fois confronté à l'éblouissement d’une société raffinée et cultivée, berceau de Goethe et de Beethoven.
Quelqu’un a dit : « Quand le soleil resplendit et qu’il fait beau, on a facilement tendance à se déshabiller, alors que sous vents et tempêtes, on s'accroche fort à son manteau… »
Et de nombreux juifs commencent à se dévêtir… La liste est si longue, que le cœur se serre. Prix Nobel, scientifiques, compositeurs, écrivains, industriels, banquiers, artistes, philosophes : l’Allemagne foisonne au 19ème siècle de talents juifs qui pensent avoir trouvé en Berlin une nouvelle Jérusalem, et ils troquent leur foi pour les nouvelles croyances de l’époque.
La Manne du ciel
Haber est l’un de ceux-là. Né en 1868 à Breslau d’une famille assimilée depuis une génération, diplômé en chimie des plus grandes académies scientifiques prussiennes, lors de ses travaux il parvient à extraire la « manne » du ciel. En fait, il arrive à synthétiser l’ammoniac à partir de l’hydrogène et de l’azote contenus dans l’air, en les soumettant à de hautes températures et à une très forte pression. Ce procédé chimique va permettre de donner au monde en quantité phénoménale ce dont il a le plus besoin en 1900 : de l’engrais. La plus grande crainte du début du 20ème siècle est en effet de manquer de fertilisateurs, donc de nourriture, et de voir une disette à l'échelle mondiale faire mourir de faim des millions d’individus. Jusque-là, c’est l’Amérique du Sud qui pourvoyait l’Europe en Guano, excréments des oiseaux utilisés pour fertiliser les champs. Mais les réserves sont bientôt épuisées et le monde va avoir faim.
Haber, chimiste de génie, va réussir à extraire “Brot von Luft”, du pain à partir de l’air, et ainsi stopper la dépendance de l’Europe au Chili, qui était jusque-là le principal approvisionneur du monde en Guano. L’air deviendra notre principal fournisseur de compost : c’est presque de l’alchimie ! Sa découverte l’enrichira, il obtiendra les honneurs du Kaiser et un prix Nobel de chimie pour cette découverte géniale et salvatrice pour l’humanité. On estime qu’il a sauvé ainsi des millions de personnes de la famine.
Mais le personnage est déconcertant. Il se convertit à 25 ans au protestantisme luthérien et pratique sa nouvelle religion avec ferveur. Il épouse une jeune chimiste brillante, juive également, Clara Immerwahr et aura avec elle un fils, Hermann. Il la pousse également à la conversion. Mu par un sentiment de patriotisme et de reconnaissance sans bornes à cette nation qui lui a permis de réaliser ses rêves, il dira : « En temps de paix, un scientifique appartient au monde, en temps de guerre il appartient à son pays ».
Son meilleur ami sera Albert Einstein, son contraire absolu, pacifiste dans l’âme et libre penseur. Jamais Einstein ne se laissera séduire par les charmes de l’Allemagne, ni ne se sentira redevable envers elle de quoi que ce soit. Les deux amis débattront sans fin sur leurs différentes positions philosophiques et patriotiques.
Nouvelle arme
Des nuages noirs s’accumulent sur l’Europe, la guerre menace : nous sommes en 1913. Haber, l’homme qui réussit a nourrir le monde, veut rendre sa patrie victorieuse sur tous les fronts. C’est presque une obsession et son dévouement à sa vénérée Deutschland est son unique priorité. Il travaille sans relâche sur les gaz chimiques et a bien l’intention de les utiliser en temps d’hostilité. Il met au point un gaz mortel et trouve également la dose minimale nécessaire pour tuer un homme, qui d’ailleurs portera son nom : la triste “constante Haber”. Les conventions internationales de La Haye interdisent l’emploi de l’arme chimique lors de conflits. Qu’importe ! Fritz Haber détournera les clauses, en prétextant que le gaz n’est pas employé via une détonation, mais tout simplement en le laissant se diffuser…
Le 22 avril 1915, à Ypres, en Belgique, en plein conflit mondial, il disperse sur le front 5000 tonneaux de gaz enterrés sur une ligne de 6 kilomètres, contenant 170 tonnes de chlore. Il attend un vent propice et ouvre les tonneaux. Le gaz, de couleur jaune verdâtre, va, porté par le vent, atteindre les lignes ennemies. Les français et les anglais ne savent pas de quoi il s’agit. Ils respirent le poison, et meurent atrocement, les poumons brûlés, en courant pour s’enfuir de cette nappe inconnue et meurtrière. 5.000 hommes s’effondreront et plus de 15.000 autres seront intoxiqués. Haber sera décoré pour sa “prouesse” au rang de capitaine des armées de l’ Empereur.
La France, l’Angleterre et les USA boycotteront la cérémonie des Nobel en 1918 alors qu’il recevra le prix pour ses travaux sur les engrais, manifestant ainsi leur opposition aux méthodes meurtrières que le chimiste utilisa lors du conflit de 14-18.
Sa femme Clara, elle-même scientifique, première femme docteur en chimie de l’université de Breslau, ne partage pas non plus ses vues. Elle considère que l’utilisation de la science à des fins homicides est hautement condamnable. Alors qu’il organise une réception chez lui pour fêter la victoire de ses expériences lors du combat d’Ypres, une altercation explose entre elle et son mari. Elle monte à l’étage, prend l’arme de son mari et met fin à ses jours à 44 ans. Haber, qui doit le lendemain superviser une nouvelle attaque chimique sur le front russe, laissera sa belle-sœur s’occuper des « détails » de l’enterrement de son épouse…
Entre les 2 guerres, Haber continuera à travailler sur l’arme chimique et essayera également d’extraire de l’or des océans. Il y parviendra, mais le coût de la transformation sera plus élevé que le taux de l’or lui-même…
Vers l'abîme
Mais les années 30 se profilent et le vent tourne en Allemagne. Même Fritz Haber, encensé, médaillé, honoré, scientifique hors pair, patriote exemplaire reste… un juif. Sa conversion ne lavera pas cette tâche de naissance et Hitler refusera de le laisser continuer à diriger le Kaiser Wilhem Institut de physico-chimie à Berlin. Il s’enfuira en Angleterre, et en chemin, décèdera d’une crise cardiaque à Bâle, en 1934. Mais l’épisode le plus pathétique de la vie de Fritz Haber est sans aucun doute le fait que ses travaux sur les gaz chimiques l'amèneront à en perfectionner un, devant servir à la dératisation des cales de bateaux en un temps record. Ce gaz s'appellera : le Zyklon B. Celui qui servira au meurtre des juifs dans les chambres à gaz d’Auschwitz et qui exterminera une partie de la famille de Haber lui même : oncle, tantes et cousines.
Terrifiante paternité : Haber aura engendré par son invention la mort de millions d’innocents et de sa propre famille.
Fritz Haber et les nombreux juifs assimilés du 19ème siècle nous interpellent en ces jours de ‘Hanouka.
Quelles sont les véritables Lumières ? Lesquelles vont éclairer nos pas, notre vie et celle de nos enfants?
Celles des Nations ? Brillantes, attirantes, prophétisant l’avancement technologique, le bien-être, l'ère nouvelle mais qui finalement peuvent faire surgir des ténèbres obscurcissant le monde comme jamais auparavant ?
Ou alors la véritable Lumière serait celle diffusée par la petite flamme ardente du peuple juif, ne s’éteignant jamais, et éclairant sans faillir le chemin des hommes vers le Bien, depuis des millénaires ?
Ne laissons pas passer ces 8 jours de ‘Hanouka sans nous poser cette question. A chaque époque, un juif se doit d’ y répondre.
‘Hanouka Saméa’h Lékhol ‘Am Israël !