La fête de Pessa’h au camp d’Auschwitz-Birkenau. Les cheminées des crématoriums qui fonctionnent sans relâche recrachent une fumée des plus noires. L’odeur de la mort ne quitte pas un instant ces lieux. Leibele (Arié) et ‘Hetzkel (Yé’hezkel) avancent en rang, en route vers une journée de travail éreintant. A droite et à gauche, les chiens nazis aboient, une partie d’entre eux marchent à quatre pattes et agitent la queue, et d’autres avancent sur deux pieds recouverts de bottes en cuir brillant, agitant un fouet muni d’une bille en acier froide et cruelle.
« Shnell, shnell, vite, vite », hurlent les sbires qui veulent accélérer le rythme des squelettes ambulants qui peinent à marcher. Mais ‘Hetzkel et Leibel sont affairés à une querelle orageuse. Ils débattent en secret, de façon entrecoupée. Ils lancent des regards de côté pour que les brutes ne les remarquent pas. La discussion est orageuse, très sensible. On peut clairement déceler chez ces deux personnages qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort.
Ils savent parfaitement bien que les Nazis n’attendent qu’une occasion supplémentaire pour frapper avec leurs fouets ou même appuyer sur la gâchette. La vie humaine n’a absolument aucun prix à leurs yeux. Ils ont déjà assisté de leurs propres yeux à des centaines d’exécutions, à des milliers de mises à mort. Chaque matin, ils se lèvent en sachant clairement qu’ils sont susceptibles de mourir ce jour-là, et chaque soir, ils ne manquent pas d’être surpris d’avoir encore survécu un jour de plus. Une grande partie de leurs compagnons de captivité ont totalement perdu leur clairvoyance. Même ceux qui ont réussi à conserver un peu de lucidité sont principalement occupés à survivre. Ils n’ont ni le temps ni les forces pour débattre… Mais Leibel et ‘Hetzkel, deux jeunes garçons originaires de Varsovie, en Pologne, ne trouvent pas de repos. Ce débat ne leur laisse pas de répit…
La nuit, lorsque tous les hommes tombent, brisés et épuisés sur leurs paillassons, nos deux hommes continuent leur discussion animée, certains de leurs amis se joignent à leur conversation, et les résidents de la cabane se divisent alors en deux camps, une partie défendant le parti de ‘Hetzkel, et la seconde partie, approuvant Leibel.
« L’interdit de manger du ‘Hamets à Pessa’h est si grave, que la Torah s’est montrée rigoureuse plus que sur tout autre interdit, argumente Leibel avec feu. Tous les autres interdits s’annulent dans un Rov, une majorité. Si un petit morceau de viande de porc est tombé dans une casserole contenant de la viande Cachère, il est permis de manger le plat, si la viande de porc "s’annule dans une quantité soixante fois supérieure." Mais s’il tombe même une seule miette de ‘Hamets dans une casserole pendant les sept jours de Pessa’h, toute la casserole est interdite à la consommation et il faut brûler tout le plat. »
« Il est vrai que nous nous trouvons à Auschwitz, dans une situation où nous sommes privés de choix, nous sommes forcés de manger du ‘Hamets pour pouvoir survivre. Alors, nous mangerons du ‘Hamets. Mais le matin, lorsque je reçois ma portion de pain, je ne la mangerai pas de suite, car je ne me trouve pas encore dans une situation de Pikoua’h Néfech, de vie ou de mort. Je peux encore attendre sans problème une heure ou deux, n’est-ce pas ? Alors il vaut mieux attendre, repousser la consommation de ‘Hamets autant que possible, jusqu’à ce que j’arrive à une situation de Pikoua’h Néfech, une situation dans laquelle on craint que ma santé ne se détériore en raison de la faim, et seulement alors, je mangerai mon pain. »
Les partisans de Leibel se joignent à lui avec enthousiasme. « C’est juste, nous sommes contraints de manger du ‘Hamets, mais au moins, témoignons notre respect à l’égard de l’interdit de manger du ‘Hamets, et repoussons autant que possible notre consommation. »
‘Hetzkel, de son côté, expose également ses arguments pour la énième fois. Il se tient à côté de la fenêtre par laquelle on aperçoit les sombres cheminées, éclairées par la lumière de la pleine lune, et rétorque avec non moins de fougue que son ami Leibel : « Tu as raison. Manger du ‘Hamets est un très grave interdit, mais tu es d’accord avec moi qu’au bout du compte, on est obligé d’en manger ! Et on ne pourra pas reporter cette consommation de nourriture plus de deux ou trois heures. Ici, nous avons constamment faim, et les maudits Nazis ne nous donnent à manger que pour pouvoir survivre et nous obliger à faire des travaux éreintants. Pas une miette n’est superflue. Dans ce cas, toute personne qui tente de jeûner commet une grave faute, car c’est une forme de suicide. Outre l’interdit de manger du ‘Hamets intervient un autre interdit, celui de "Bal Yiraé Oubal Yimatsé", de voir et trouver du ‘Hamets, à savoir qu’un Juif a l’interdiction de posséder du ‘Hamets à Pessa’h, même s’il ne le mange pas.
Alors, en reportant la consommation du ‘Hamets de trois heures, tu transgresses en réalité l’interdit de posséder du ‘Hamets pendant trois heures, puis ensuite tu transgresses l’interdit de manger du ‘Hamets. Ne vaut-il mieux pas manger de suite le ‘Hamets au moment de le recevoir, de sorte que l’on s’épargne l’interdit de "Bal Yiraé Oubal Yimatsé" ? »
Après avoir été libérés d’Auschwitz, lorsque ces hommes brisés, survivants des camps, se rassemblèrent en tentant de vivre après cette destruction terrible ayant frappé le judaïsme européen, cette question fut posée à de grands Rabbanim. Lequel des deux hommes avait eu raison, ‘Hetzkel ou Leibel ?
La réponse : tous deux avaient raison, et surtout, tous deux étaient des Tsadikim parfaits. Se trouvant dans la pire situation possible, asservis tels des esclaves laissés pour compte, affamés et à l’article de la mort, battus et enchaînés, ce qui occupait leur esprit, c’était la volonté d’éviter autant que possible l’interdit de manger du ‘Hamets à Pessa’h !
Si vous voulez, c’est la victoire authentique de l’esprit juif sur la bête nazie. C’est la flamme de l’âme juive. On peut la frapper sans compassion, mais on ne peut l’éteindre. Elle peut s’effacer un jour ou deux, une année ou deux, mais elle restera toujours une flamme qui murmure, brûlant d’amour pour son Créateur, le feu de la fidélité à Celui qui nous a donné la Torah. Même lorsqu’Il les a éprouvés par l’épreuve la plus difficile qui soit, une grande partie des Juifs ont réussi non seulement à conserver leur raison, mais également leur fidélité et un haut niveau de spiritualité.
Cette histoire a été écrite pour l'élévation de l'âme des six millions de Kédochim, victimes juives du nazisme.