La gestion du temps dépasse la notion de gestion et de temps. Cela touche à la vie même. D.ieu nous accorde un bienfait par-dessus tout : la vie. Et Il nous la donne à tous sur un pied d’égalité. Peu importe la richesse que nous possédons, il n’y a que 24 heures dans une journée, 7 jours dans la semaine et une durée de vie qui, peu importe sa longueur, est toujours trop courte. Quelle que soit notre personnalité, notre activité, les dons que nous possédons, la chose la plus importante dans notre vie, sur laquelle tout le reste dépend, est notre manière de passer notre temps.
« La durée de notre vie est de soixante-dix ans, ou, si nous sommes forts, quatre-vingts ans », lit-on au Psaume 90, et en dépit de la réduction massive des morts prématurées depuis le siècle dernier, l’espérance de vie moyenne dans le monde, en s’appuyant sur les données des Nations-Unies (2010-2015) est de 71,5 ans. Donc, conclut le Psaume : « Apprends-nous donc à compter nos jours, pour que nous acquérions un cœur ouvert à la sagesse », nous rappelant que la gestion du temps n’est pas simplement un outil de productivité. C’est plutôt un exercice spirituel.
D’où l’idée suivante, révolutionnaire, qui paraît simple, mais qui ne l’est pas. Ne vous reposez pas exclusivement sur des listes de tâches. Employez un agenda. Les gens qui réussissent le mieux consignent les tâches les plus importantes dans leur agenda. Ils savent que s’ils ne l’inscrivent pas, la tâche ne sera pas exécutée. Les listes de tâches sont utiles, mais insuffisantes. Elles nous rappellent les tâches qui nous attendent, mais sans mentionner de date. Elles ne font pas la distinction entre ce qui est important et ce qui est urgent. Elles encombrent l’esprit avec des trivialités et nous distraient lorsque nous sommes censés nous concentrer sur les choses qui comptent le plus à long terme. Seul un agenda fait le lien entre le « quoi » et le « quand ». Et ce qui s’applique aux individus s’applique aux communautés et aux cultures dans l’ensemble.
C’est le sens du calendrier juif. C’est pourquoi le chapitre 23 de la Parachat Emor est si fondamental pour la vitalité et la pérennité du peuple juif. Il décrit un calendrier hebdomadaire, mensuel et annuel des moments sacrés. Cela se poursuit dans la Parachat Béhar qui mentionne des intervalles de temps de 7 ans (la Chémita) et de 50 ans (le Yovel). La Torah nous force à retenir ce que la culture contemporaine oublie régulièrement : que nos vies doivent avoir des moments consacrés où nous nous concentrons sur les choses qui donnent du sens à la vie. Et comme nous sommes des « animaux sociaux », les moments les plus importants sont ceux que nous partageons. Le calendrier juif est précisément cela : une structure de temps partagé.
Nous avons tous besoin d’une identité, et chaque identité vient avec son histoire. Il nous faut donc un moment pour nous remémorer l’histoire de nos racines, pourquoi nous sommes et qui nous sommes. Ceci a lieu à Pessa’h, lorsque nous simulons le moment fondateur de notre peuple au début de son long cheminement vers la liberté.
Nous avons besoin d’un code moral, d’un système interne de navigation par satellite pour nous guider à travers les méandres du temps. C’est ce que nous célébrons à Chavou’ot lorsque nous revivons le moment où nos ancêtres se sont tenus au Sinaï, ont conclu l’alliance avec D.ieu et entendu les Cieux proclamer les Dix Commandements.
Nous avons besoin d’un rappel régulier de la brièveté de l’existence et la nécessité d’utiliser sagement notre temps. C’est ce que nous faisons à Roch Hachana lorsque nous nous tenons devant D.ieu en jugement et prions d’être inscrits dans le Livre de la Vie.
Il nous faut aussi un moment pour affronter nos fautes, nous excuser pour les torts que nous avons causés, nous réhabiliter, nous résoudre à changer et à demander pardon. C’est l’essence de Yom Kippour.
Nous devons nous rappeler que nous sommes embarqués dans un périple, que nous sommes des « étrangers et des hôtes » sur terre, et que notre résidence sur terre n’est que temporaire. C’est l’essence de Souccot.
Il nous faut aussi, de temps en temps, prendre nos distances par rapport à la pression incessante du travail et trouver le repos au cours duquel nous pouvons célébrer nos bénédictions, renouer avec nos relations et retrouver la pleine vigueur du corps et de l’esprit. C’est le Chabbath.
Incontestablement, la plupart des gens - au moins, la majorité des personnes réfléchies - savent que ces choses sont importantes. Mais le savoir n’est pas suffisant. Ce sont des éléments d’une vie qui devient réelle lorsque nous les vivons, pas uniquement lorsque nous les connaissons théoriquement. C’est pourquoi elles doivent se trouver dans notre agenda, et pas simplement sur une liste de tâches.
Comme Alain de Botton le souligne dans « Religion for Atheists », nous savons tous qu’il est important de rétablir des relations brisées. Mais sans Yom Kippour, il y a des pressions psychologiques qui peuvent nous faire reporter sans fin une telle entreprise[1]. Si nous sommes la partie offensée, nous ne voulons peut-être pas montrer aux autres notre douleur. Cela fait de nous des êtres fragiles et vulnérables. Et si nous sommes la partie qui a offensé, il peut être difficile d’admettre notre responsabilité, ne serait-ce que parce que nous nous sentons tellement coupables. Comme il est dit : « Nous sommes tellement désolés que nous nous retrouvons incapables de nous excuser. » Le fait même de l’existence de Yom Kippour signifie qu’il y a un jour dans l’agenda où nous sommes tenus de faire ce travail de réparation, et c’est plus facile lorsqu’on sait que tout le monde s’y attèle comme nous. Dans ses termes :
Grâce à l’opportunité offerte par ce jour, nous sommes assis ici et évoquons cet incident étrange survenu six mois plus tôt lorsque tu as menti et j’ai fulminé et tu m’as accusé d’insincérité et je t’ai fait pleurer, un incident qu’aucun d’entre nous ne peut réellement oublier, mais que nous ne pouvons pas vraiment mentionner, et qui a lentement érodé la confiance et l’amour que nous éprouvions un jour l’un pour l’autre. C’est le jour qui nous a donné l’occasion, même la responsabilité, de cesser de parler de nos trucs habituels pour rouvrir un cas que nous avions prétendu chasser de notre esprit. Il ne s’agit pas de nous contenter, nous obéissons aux règles.
C’est exactement ça : nous obéissons aux règles. Nous suivons le calendrier juif, qui extrait les vérités les plus importantes de notre vie et, au lieu de les placer sur une liste de tâches, il les inscrit dans un calendrier.
Que se passe-t-il lorsque vous n’avez pas ce type d’agenda ? La société occidentale laïque et contemporaine est un cas d’étude des conséquences. Les gens ne relatent plus l’histoire de leur nation. De fait, les identités nationales, en particulier en Europe, appartiennent pratiquement au passé – l’une des raisons du retour de l’extrême-droite dans des pays comme l’Autriche, la Hollande et la France.
Les gens ne partagent désormais plus de code moral, ce qui justifie pourquoi des étudiants d’universités cherchent à bannir des orateurs dont ils ne partagent pas le point de vue. Lorsqu’il n’y a pas de code en commun, il ne peut y avoir d’arguments logiques, seul l’usage de la force prévaut.
Pour se souvenir de la brièveté de la vie, Roman Krznaric nous rappelle que la société moderne est « destinée à nous distraire de la mort. La publicité crée un monde où tout le monde est jeune pour toujours. Nous reléguons les personnes âgées dans des maisons de retraite, loin de la vue et de l’esprit. » La mort est devenue « un sujet aussi tabou que la sexualité à l’époque victorienne ».
Le repentir et le pardon ont été exclus de la vie publique, pour être remplacés par la honte en public, grâce à « l’amabilité » des réseaux sociaux. Quant au Chabbath, presque partout dans l’Occident, le jour de repos a été remplacé par le « jour sacré » du shopping, et le repos lui-même a été remplacé par la tyrannie incessante des smartphones.
Il y a cinquante ans, la prédiction la plus répandue était que, de nos jours, presque tout serait automatisé. La semaine de travail serait réduite à 20 heures, et notre plus gros problème serait de savoir comment utiliser tout notre temps libre. Au lieu de cela, la plupart des gens aujourd’hui travaillent plus dur que jamais, avec de moins en moins de temps pour consacrer du temps à ce qui confère du sens à la vie. Comme Leon Kass l’a déclaré récemment, les gens « espèrent encore trouver du sens à leur vie », mais ils s’interrogent de plus en plus sur « l’apparence d’une vie digne de ce nom, et comment mener une telle vie ».
D’où la magie transformative du calendrier juif. La philosophie cherche des vérités éternelles. En revanche, le judaïsme prend des vérités et les traduit dans le temps sous la forme de moments sacrés et partagés, lorsque nous vivons concrètement des vérités extraordinaires.
Alors, quelle que soit votre visée, inscrivez-la dans l’agenda, ou elle ne se réalisera pas. Et vivez conformément au calendrier juif si vous voulez vivre, et pas seulement réfléchir occasionnellement aux choses qui donnent du sens à la vie.
[1] Bien entendu, Yom Kippour n’expie que les fautes envers D.ieu, et non envers notre prochain. Mais c’est un jour au cours duquel, traditionnellement, nous tentons de nous faire pardonner ces fautes. En réalité, la majorité des fautes que nous lisons dans la prière ‘Al ‘Hèt sont des fautes entre l’homme et son prochain.