« Allez viens, on rentre. Il est tard, mes parents doivent m’attendre. » lança Jonathan. « Ok. Laisse-moi une seconde, je vais payer la note », répondit Benjamin. Une fois à l’extérieur du café, les deux amis se tapèrent dans la main et chacun s’en alla vers chez lui. Ils avaient passé une super soirée.
Le seul problème dans cette petite histoire, c’est qu’elle eut lieu… pendant Chabbath.
Jonathan et Benjamin, deux adolescents de famille juive orthodoxe, ont décidé un beau jour de ne plus respecter le saint jour du Chabbath, au grand désarroi de leurs parents. Ce ne fut évidemment pas la seule pratique qu’ils supprimèrent de leur judaïsme, mais sans doute la plus grave aux yeux de leurs parents. Mais si les deux familles « froum » vivaient une peine similaire, leur approche vis-à-vis de la situation ne l’était guère....
Les parents et la révolte de leur ado
Benjamin passa le pas de la porte et après avoir ôté sa veste, alla s’installer à sa place habituelle, au fond de la table. Et, à part l’odeur de cigarette séchée qui émanait de lui, il suscita un silence glacial autour de cette table qui, quelques minutes plus tôt, était rythmée par des paroles de Torah et des rires innocents. Son père eut ce furtif soubresaut nerveux à la lèvre en le voyant et sa mère ne lui proposa même pas de goûter au plat. Mardoché, le père de famille, tenta de faire un effort en l’honneur du jour saint et demanda au petit Moché de dire un Dvar Torah, en soulignant bien « toi qui est encore dans la Torah ». Mais Moché était mal à l’aise. Il sentait bien, au-delà de son Dvar Torah, que ce qui intéressait son père, c’était de montrer à son frère Benjamin qu’il n’était pas en mesure, lui, d’en fournir un. Malgré son jeune âge, Moché n’avait aucune envie de se mettre en travers de leur chemin…
« Bon », dit la mère après un long silence gênant, « tu prendras au moins du plat avant qu’il ne refroidisse, peut-être qu’avec ça… », finit-elle par lâcher, exaspérée.
Le repas s’acheva dans une ambiance pénible, teintée de regards durs et de soupirs nerveux causés par l’amertume que les parents ressentaient vis-à-vis de leur aîné.
De l’autre côté de la Seine, chez la famille de Jonathan, l’ambiance était toute autre…
La famille était encore en pleine discussion mouvementée, lorsque Jonathan franchit le seuil de la porte. Alain, le père, se leva de son siège et en brandissant la main en l’air, dit théâtralement : « Ah, te voilà mon fils ! J’ai besoin de toi, tes sœurs s’obstinent à dire que je lis à la Torah à la synagogue avec l’accent tunisien, dis-leur que c’est faux ! » Alain se gardait bien de remarquer le casque du scooter et l’odeur de cigarette qui provenait de son fils. Tout était calculé pour que le jeune adolescent ne se sente pas mal à l’aise. « Arrête, Alain, laisse manger ce petit, il doit être affamé », interrompit sa mère le plat à la main. Jonathan se mit à table et, après quelques bouchées, se fondit dans la conversation, comme s’il y avait participé depuis le début du repas. Au dessert, le père demanda, l’air malicieux : « Quelqu’un a-t-il préparé un Dvar Torah ? Jonathan ? David ? Rivka ? Maman ? Toi, mon bébé peut-être ?" dit Alain, en faisant un signe de tête au petit dernier de la famille, âgé de quelques mois... » Cette dernière phrase suscita l’hilarité générale, puis David prit la parole.
Avec le temps, Jonathan renoua avec le judaïsme. Il commença par retourner à la synagogue le Chabbath avec son père, puis reprit la mise des Téfilines le matin, jusqu’à finalement reprendre intégralement la pratique de la Torah et des Mitsvot. Quant à Benjamin, il s’éloigna encore plus du judaïsme ainsi que de sa famille. Et dès qu’il en eut l’occasion, il quitta le cocon familial, qui l’était de moins en moins pour lui et alla faire sa vie ailleurs…
Comment se fait-il que Jonathan reprit la pratique du judaïsme alors que Benjamin s’en éloigna davantage ? Il peut y avoir beaucoup de raisons à cela, mais l’une d’elle est sans doute l’approche de leurs familles.
Si nous n’avons pas les moyens de reconstruire, nous avons le devoir de ne pas détruire davantage
La famille de Benjamin considéra l’attitude de leur fils comme une disgrâce qu’ils avaient beaucoup de mal à supporter. Le regard de la famille proche et du voisinage pesait très lourd sur eux. Les parents étaient tellement exaspérés par le comportement de leur enfant qu’ils plongeaient toute la maison dans la morosité. Ils se justifiaient en se disant que s’ils arrivaient à faire ressentir à leur fils le tort qu’il causait à toute la famille, ce dernier modifierait certainement son comportement. Ils pensaient aussi qu’en tant que parents, il leur incombait de réprimander l’attitude de leur fils, dans le but de le faire culpabiliser sur ses manquements en matière de religion, mais aussi afin de préserver l’influence qu’il pourrait exercer sur ses frères et sœurs. L’ambiance était constamment tendue, les cris et claquements de porte étaient devenus monnaie courante dans cette maison.
Les parents de Jonathan, quant à eux, comprirent que leur fils était en train de vivre une crise identitaire, qu’il cherchait « sa » voie. Ils savaient pertinemment que le rejet ne ferait qu’accentuer la rébellion de leur enfant qui luttait pour l’affirmation de soi. Ils savaient que s’ils se montraient repoussants ou accusateurs, leur fils ne s’enfermerait que plus profondément dans sa révolte. L’adolescent en quête d’indépendance ne pouvait qu’être plus tenace face à l’adversité ressentie de la part de ses parents, s’ils cherchaient à empêcher son expression de soi. Ils décidèrent donc d’être dans l’accompagnement de la recherche identitaire de leur fils, sans le juger. Ils obtinrent ainsi que leur aîné ne mena pas de « campagne » pour fédérer ses petits frères et sœurs, car, ne se sentant pas menacé, il n’avait nullement besoin d’être renforcé par le nombre…
Les parent de Jonathan avaient également compris que s’ils souhaitaient revoir un jour leur fils à la synagogue, il ne fallait pas heurter son ego, car plus l’adolescent subirait les exaspérations de ses parents et la sensation de les faire souffrir, plus il lui serait difficile de revenir aux valeurs familiales et d’admettre par la suite tous les torts qu’il a causé, cela même s’il en avait eu terriblement envie…
Certains diront qu’il est mieux de se séparer d’un tel enfant pour ne pas endommager le reste de la famille, un avis que les grands de la générationn’ont absolument jamais partagé (Voir Boser Hamalakhim p.199). De plus, l’expérience nous apprend qu’un enfant rejeté du foyer est un enfant laissé en proie à la drogue, à la délinquance ou à la débauche etc. Des dangers bien plus grands que le non-respect des rituels du judaïsme… Si, dans les premiers temps, l’impression est au calme, trop souvent, ce silence se brise avec la sonnerie de la police ou des urgences… Le désastre d’un tel agissement est d’autant plus grand pour les autres enfants qui ne sont pas toujours prêts à se séparer de leur grand frère et qui perçoivent que l’amour parental est conditionné à la religion.
Que faire alors ?
La bonne marche à suivre dans ce genre de situation est avant tout de s’en remettre à D.ieu. Prier pour qu’Hachem mette les bons conseils dans le cœur de l’enfant, autant qu’Il le fit avec les égyptiens de Pharaon sur lesquels il est dit : « Leur cœur changea jusqu’à prendre son peuple en haine » (Psaumes 105, 25) et puis, une fois libéré, il est écrit : « Le Seigneur avait fait trouver faveur à son peuple chez les Égyptiens. » (Exode 11, 3) D.ieu a donc le pouvoir d’influencer et de transformer les volontés du cœur de l’homme…
Mais cela ne s’arrête pas là. Les parents ont aussi un rôle à jouer qui peut s’avérer salvateur s’il n’est pas destructeur… Dans cette période, l’adolescent est extrêmement sensible et il faut bien comprendre que, dans certains cas (pas tous), l’heure n’est plus à la réprimande, mais à l’empathie et à l’accompagnement. Certaines fois, l’enfant est tellement ancré dans sa révolte que tout reproche sur sa « non pratique religieuse » susciterait une plus grande rébellion. Dans ces cas-là, la loi nous dit que nous sommes exemptés du reproche envers son prochain, comme le rapporte le Biour Halakha au nom du Sefer ‘Hassidim (chapitre 608). « La Mitsva du reproche concerne uniquement une personne avec qui nous sommes à l’aise, mais s’il s’agissait d’un étranger qui en viendrait à nous haïr et se venger, nous en sommes exemptés ». Or, il n’y a pas plus grand risque de « nous haïr et de se venger » que dans ce genre de cas…
Le parent doit donc adopter une autre stratégie, plus détournée, pour réconcilier son enfant avec le judaïsme. Il doit puiser en lui les forces d’un amour inconditionnel pour son enfant en révolte. L’accompagner dans son chemin, lui donner une place, le sentiment d’être compris dans son mal-être, et ainsi lui faire sentir que son parent l’aime quoi qu’il en soit, quoi qu’il advienne. De plus, les autres enfants de la maison n’auront pas le sentiment que leurs parents sont déstabilisés par les attitudes de leur frère. Mais le véritable intérêt de cette démarche est primordial pour donner à l’adolescent le sentiment que ses parents sont avec lui où qu’il soit. Ainsi, la voie du retour aux sources pourra être empruntée avec le moins d’obstacles possibles.
Le Rav Chimchone Raphaël Hirsch, dans l’introduction de son livre Horev, illustrait en une phrase le rôle des parents vis-à-vis de leurs enfants. Il écrivit que « Les parents à l’enfance sont des gardiens, à l’adolescence des accompagnateurs, à l’âge adulte des amis ». Tâchons d’être les repères de nos enfants, quelles que soient leurs positions...