Le mois d’Adar est là, Pourim est dans l’air et la reine Esther prépare comme chaque année son « retour » sur scène. Héroïne de la Méguila, depuis 2500 ans elle revient, fidèle, indémodable, mystérieuse et belle, nous raconter son histoire, la nôtre, celle du peuple juif, installé avec plus ou moins de bonheur dans les salons pourpres et ambres de l’exil, chez des nations étrangères tantôt menaçantes, tantôt séduisantes, mais toujours déstabilisantes. Esther, Stara ou Ichtar en Perse, celle vers laquelle on tournait les yeux, en disant : “Elle est de chez moi ! Elle vient de mon pays, je la reconnais ! Elle est chinoise, elle est orientale, elle est suédoise… ”, portait en elle l’universalité du peuple juif. Pas étonnant que chacun voulait se l’approprier …
Ce récit stupéfiant de nos ancêtres installés à Bavel, confrontés à un Exterminator de taille, qui chuchote aux oreilles du régime en place qu’il faut, pour le bien de la population autochtone, effacer toute trace d’un peuple parasite, dispersé et séparé des autres sujets, dont les us et lois sont (et resteront toujours) différents, est l’immuable scénario de tous nos exils. “Ce peuple est un danger, un empêcheur de festoyer en rond qui, s’il est apparemment un citoyen dévoué, reste intimement fidèle à une autre instance. On ne pourra JAMAIS leur faire confiance et ils forment une cellule étanche qui risque de comploter avec l’ennemi le jour venu” dira Pharaon, démagogue et flatteur, maîtrisant à merveille l’art de la propagande, ouvrant la voie aux Haman et Goebbels de service.
Assuérus le faible, comme le seront certains souverains manipulés par leurs ministres, se laissera facilement convaincre. Le décret tombera, et nous connaissons la suite.
Musée du « Judaïsme Disparu »
La Méguila, par sa structure en couches superposées, où une lecture en cache une autre plus profonde, écrite comme un drame en plusieurs actes, avec ses coups de théâtre, ses rebondissements et l’incroyable synchronisation des évènements qui l’articulent, vient chaque année nous interroger sur un sujet bien particulier, qui apparaît en filigrane dans le texte : la conservation de l’identité juive.
'Am Israël, après la traumatisante destruction du premier Temple, s’installe en Babylonie sous domination perse, et comme lors de chaque exil, cherche à retrouver ses repères. La communauté est solidement ancrée autour d’un Maître, érudit hors pair, qui se nomme Mordékhaï ben Kich, et les relations avec le régime en place sont bonnes. Si bonnes, que les Juifs, contrairement à l'avis du Rav, ont l’intention de se rendre au festin du roi, puisque la nourriture et le vin seront strictement Cachères et qu’il n’y a aucune raison de jouer les fortes têtes devant une monarchie plutôt encline à notre égard. La communauté juive ne doit-elle pas de temps en temps montrer sa bonne volonté et sa fidélité au régime en place...
Mais Mordékhaï voit plus loin et pressent que les intentions du pouvoir ne sont pas si innocentes. Et il a raison. Les ustensiles du Temple, dérobés au moment du ‘Hourban, seront exhibés lors de ce festin, qui n’a lieu en fait que pour fêter l’anniversaire d’une victoire : en effet la date butoir de la reconstruction du Temple de Jérusalem est révolue, ce qui signifie qu’Israël a définitivement perdu sa Maison. Chez les Perses, ça se fête !
Participer à cette exposition outrancière d’objets de sainteté est un parjure. Un peu comme si les architectes du troisième Reich avaient invité en 1933 à un cocktail - Cachère bien sûr, avec inscrit sur le carton “présence souhaitée mais pas obligatoire” -, les notables de la communauté juive, pour l’inauguration du musée du “Judaïsme Disparu”. Et dans les couloirs de l’exposition, un canapé au saumon en main, on regarderait, accrochées aux murs, les photos des synagogues d’antan, on s’arrêterait devant les vitrines exhibant un Talith, une paire de Téfilin, un écrin de cédrat, censés rappeler ce que le judaïsme fut, et ce qu’il ne sera plus jamais. C'est inconcevable !!
Ainsi Israël, en l’an 500 avant notre ère, allongé ou accoudé sur des lits de vermeille, sous les tentures de velours écarlates, dans l’atmosphère dissolue du palais de Suse, allait voir défiler, comme dans une vente aux enchères, les ustensiles sacrés de son culte, utilisés quelques décennies plus tôt par les Cohanim pour accomplir le plus élevé des services.
Le spectacle de cette profanation allait non seulement émousser leur sensibilité au respect du sacré, mais également faire le jeu des organisateurs des festivités, voyant les Bné Israël humiliés et effarés.
C’est cette érosion du sentiment religieux que Mordékhaï craignait, qui allait immanquablement laisser des traces dans l’âme du peuple, et ouvrir la voie au vulgaire et au profane.
Pente savonneuse
Lorsque notre hôte, sur la terre duquel on se trouve momentanément en attendant de meilleurs jours, devient notre maître à penser, notre obligé, que l’on adopte ses mœurs et us, il faut s’attendre à ce que dans un avenir proche, une dégringolade morale ait lieu, suite à quoi un souverain enlèvera sa bague pour la donner à un Haman de passage, que la Providence choisira parmi les nombreux scélérats qui nous entourent et nous haïssent. Ce schéma revient systématiquement dans les chroniques de l’histoire juive.
Cette identification avec quelque chose qui n’est pas lui, est la grande menace du Juif dans l’exil.
L’identité d’un individu prend forme sur son patrimoine familial, génétique, culturel, cultuel, bref de tout un réseau délicat et ramifié duquel il émerge. Chez les Juifs, cette charge identitaire est tellement riche, tellement forte, puisque reliée au vécu des Patriarches et à la révélation du Divin lors du don de la Torah, qu’elle en devient pour certains, trop lourde, et contrairement aux nations qui chérissent la leur, le Juif a parfois envie de s’en débarrasser, comme d’un poids encombrant.
Il est évident que la Méguila, dans l’infinie richesse des thèmes qu’elle soulève, vient nous apprendre comment traverser l’exil et quels pièges éviter pour conserver ce sentiment d’appartenance à notre mission. La bague que le roi retire pour donner plein pouvoir à l'exécutif, et faire appliquer les décrets sur nous, est chaque fois le rappel d’un mauvais positionnement du Juif par rapport à sa vocation première, celle de faire connaître à l’humanité l’existence d’un D.ieu Un. ………………………………………………………………………………………………………………
Sans entrer dans une polémique, nous voyons aujourd’hui que la définition de ce qu’est l’essence du peuple d'Israël est sujette à des débats enflammés, justement là où l'on aurait pensé qu’elle se serait exprimée de la façon la plus naturelle. C’est dans l’État hébreu, né pour accueillir les Juifs de tous bords et leur permettre en toute quiétude de vivre ce qu’ils sont, que se pose aujourd’hui cette question de façon virulente.
Car deux conceptions s’affrontent : il y a celle qui défend cette identité juive première et originelle, venue du Sinaï, la considérant comme l'élément fondateur et unificateur du peuple, et il y a celle qui désire effacer la particularité du Juif, ne la garder qu’en forme de folklore, et fondre Israël dans la grande famille des nations.
La Méguila ne cesse d’avoir son mot à dire sur ce grand débat, et l’éclaire de sa sagesse, de nos jours, comme au Moyen-Âge, ou à l’époque des Lumières.
À lire sans modération ! Même à jeun…
Bon mois de Adar à tous !