La sacralisation du temps par la Torah confère au calendrier juif un rôle essentiel d’élévation spirituelle. Il constitue un outil incontournable de Kédoucha (sainteté), où le terme Kédoucha est appliqué dans le sens premier du mot, à savoir, séparation entre le sacré et le profane. Le peuple juif est Kadoche lorsqu’il respecte les jours sacrés distingués les uns des autres au moyen justement de ce calendrier.
Les Sages d’Israël ont toujours su préserver la sainteté du peuple juif en apportant une attention et une minutie toute particulière au calcul du calendrier, à son caractère unique dans le monde juif. Il y a eu dans l’histoire des divergences, quelquefois importantes, entre deux manières de calculer et de compter les jours, allant jusqu’à célébrer des jours de fête différents entre deux communautés. De bonne foi, chacune des parties croyant détenir la Vérité révélée à Moché Rabbénou sur le Mont Sinaï. Mais chaque fois, la sagesse de nos Maîtres l’emportait sur toute autre considération ; les intérêts du peuple juif étaient sauvegardés, son unité renforcée.
Les protagonistes
Rav Saadia Gaon Ben Yosseph (882-942) est né en Egypte. Il accéda au titre de Gaon et dirigea la célèbre Yéchiva de Soura en Babylonie.
Aharon Ben Méïr, Chef de l’Assemblée et Roch Yéchiva en Erets Israël, était d’une lignée princière qui descendait de Hillel et de David Hamélekh.
En ce temps-là, les juifs des deux communautés, ceux d’Erets Israël et ceux de Babylonie, étaient en désaccord quant à la fixation des Mo’adim, des fêtes juives, se disputaient et commençaient à célébrer des jours de fête différents. Il y avait même ceux d’Erets Israël qui suivaient ceux de Babel et inversement. Le peuple juif dans son ensemble à travers le monde, était partagé. Un auteur syrien qui vécut plus tard, rapporte qu’en ce temps-là, « en l ‘année 309 du calendrier musulman (4682 hébraïque), éclata une controverse ente les juifs de l’ouest - Erets Israël - et ceux de l’est - Babel - quant à la fixation des fêtes. Les juifs de l’ouest célébrèrent Roch-Hachana (4683 hébraïque) un mardi alors que ceux de l’est le célébrèrent le jeudi qui suivait ». Nous disposons à ce sujet des échanges de courrier entre les deux communautés et notamment la lettre célèbre de Rav Saadia Gaon.
Les raisons de la controverse
Les raisons de cette divergence sont multiples.
- Selon un avis, la dispute a pour origine la méthode particulière qu’avait Ben Méïr de fixer Roch-Hachana. Cette méthode appelée « 641-642 » sera expliquée plus bas en détail.
- Selon un autre avis, cette dispute prend sa source dans la célèbre discussion de la Michna, à savoir, selon Rabbi Eliézer, le monde a été créé en Tichri et selon Rabbi Yéhochoua, le monde a été créé en Nissan. Les conséquences directes de ces deux opinions influent sur le choix de premier Molad [1] de la Création.
- Selon un troisième avis, la raison de la discorde s’explique par le décalage horaire entre Jérusalem et Babel. En effet, le Molad de Tichri de l’année 4684 intervint à Babel un Chabbat après Hatsot ( mi-journée = 18 h de la journée juive ). Ce qui a nécessité de reporter Roch-hachana au lundi pour les juifs de Babel (critère 2 du tableau ci-dessous). Mais en raison des distances, ce Molad a eu lieu à Jérusalem, à l’ouest donc de Babel, avant Hatsot, entraînant par conséquent la fixation de Roch-Hachana ce même Chabbat pour les juifs d’Erets Israël.
Victoire des Sages de Babel sur ceux d’Erets Israël
Les Sages de Babel furent investis du pouvoir de déterminer les Mo’adim pour la Babylonie. Lorsqu’est apparue la controverse, le judaïsme de Babylonie était divisé. Rav Mévasser Kahana était en désaccord avec Ben Zakaï, le Roch Hagola. C’est dans ce contexte que Ben Méïr, Roch Yéchiva en Erets Israël profita de cette discorde pour y introduire sa méthode de « 641-642 ». Rav Saadia Gaon, qui n’était pas encore Gaon, comprit le danger de faire participer aussi le peuple à ces discussions de fond et poussa les Sages de Babel à rester fermes dans le maintien de leur tradition, bien ancienne d’ailleurs, quant au calcul du calendrier. Finalement, les Sages de Babel finirent par l’emporter sur ceux d’Erets Israël pour les quatre raisons suivantes :
- La méthode défendue par Babel était déjà bien diffusée en Erets Israël-même, alors que celle de Ben Méïr n’était pas ou très peu connue en Gola.
- De plus, il était bien admis que Tichri était le premier mois de l’année et non Nissan et qu’il fallait donc y placer le premier Molad de la Création, comme nous le verrons plus bas.
- La Yéchiva de Babel jouissait d’un prestige considérable dans le monde juif et de nombreuses questions halakhiques parvenaient à ses dirigeants de la part des grands Maîtres à travers le monde.
- Enfin, Rav Saadia Gaon était une sommité reconnue, et son influence a joué un rôle certain dans le déroulement des discussions.
Le fond de la controverse
La controverse portait sur les deux points fondamentaux autour desquels est construit le calendrier juif.
1) Le premier Molad de la Création
Comme nous l’avons dit, cette divergence trouve son origine dans la discussion entre Rabbi Eliézer et Rabbi Yéhochoua. En Gola, on suivait généralement l’opinion de Rabbi Eliézer pour qui le monde a été créé en Tichri et en Erets Israël on suivait l’avis de Rabbi Yéhochoua pour qui Nissan est le premier mois de la Création. Au-delà de ces avis théoriques, le choix du premier Molad servant de référence et à partir duquel on commence à compter les Moladot est important. Ce Molad aurait dû être équivalent dans les deux cas, à six mois d’intervalle près. Cela n’aurait pas affecté les valeurs des Moladot des mois à venir, jusqu’à aujourd’hui.
Mais les choses se compliquèrent, lorsque, selon Bronstein et Yaffé [2], 80 ans avant que n’éclatât la dispute, c’est-à-dire en l’année 4602 (en 842), s’est tenue une réunion entre les spécialistes du ‘Ibour (calendrier) de Babel et ceux d’Erets Israël. Le but de cette rencontre était d’élucider et de résoudre tous les menus problèmes du calendrier laissés jusqu’alors en suspens. Tous les sujets du ‘Ibour furent alors étudiés et traités d’une manière approfondie. A la suite de quoi, les Sages de Babel furent officiellement investis du pouvoir de déterminer eux-mêmes les Mo’adim pour la Babylonie.
Cependant, une question n’avait pas été résolue, à savoir, le premier Molad du départ. Ils calculèrent rétroactivement les Moladot. Celui du premier Tichri de la Création tomba un vendredi 13h 626 halakim et celui de Nissan, 6 mois avant, un mercredi 9h 188 halakim.
Cela n’aurait eu aucun effet sur les Moladot à venir s’ils en étaient restés là.
Mais chacune des parties décida d’arrondir la valeur de ce premier Molad qui l’intéressait, par excès ou par défaut, en un nombre entier d’heures. Ainsi, les Sages de Babel choisirent d’arrondir le premier Molad de Tichri à Vendredi 14h, en retard donc de 454 halakim sur le Molad calculé (1080 – 626 = 454), et ceux d’Erets Israël le Molad de Nissan à Mercredi 9h, en avance de 188 halakim sur le Molad calculé. Il s’en est créé une différence de 454 + 188 = 642 halakim entre les deux écoles. Le besoin d’arrondir se justifiait car pour tous, il fallait se caler sur le méridien de référence passant par Jérusalem exprimé donc en heures entières.
Finalement, cette réunion qui se voulait d’harmonisation, s’est soldée par l’introduction désormais d’un écart constant de 642hl entre les deux calendriers. Cet écart minime ne devait produire aucun effet pendant les 80 années qui suivirent. Devant ce calme relatif, ils décidèrent de ne pas trancher et de laisser aux générations futures le soin de résoudre ce problème. Remarquons au passage que ce chiffre de 642 fait partie du principe des « 641-642 » défendu par Ben Méïr.
2) Le report de Roch-Hachana pour cause de Molad « Zaken »
Le Molad de Tichri est appelé « Zaken » - vieux -, s’il intervient après que les ¾ de la journée se soient écoulés. On décide alors de reporter Roch-Hachana au lendemain. La valeur du Molad Zaken constitue le second point de désaccord entre les deux écoles.
Selon le critère de l’école de Babel que l’on a d’ailleurs définitivement adopté, le Molad est « Zaken » s’il intervient dès Hatsot – midi – c’est-à-dire 18h de la journée juive ou au-delà. Il est aisé de comprendre qu’après Hatsot, astronomiquement, il n’y a aucune chance d’apercevoir le nouveau croissant de lune dans les 6 heures qui nous séparent de la nuit.
Pour l’école d’Erets Israël, il faut attendre 642 hl supplémentaires après Hatsot pour être appelé « Zaken » ; mais à 641 hl, Roch-Hachana reste maintenu au jour-même du Molad. C’est le principe de « 641-642 » de Ben Méïr.
Quelle en est la raison ? Pour Ben Méïr, le Molad initial est en avance de 642 hl sur celui de Babel à cause des arrondis vus plus haut. Il faut savoir que fondamentalement, pour Ben Méïr aussi, le Molad de Tichri est déterminant pour la fixation de Roch-Hachana, donc du calendrier. Exprimé par rapport au système de Babel, le Molad de Tichri de Ben Méïr a donc pour valeur 18h et 642hl.
Sur un autre plan, lorsque Ben Méïr certifie détenir par tradition ancestrale le principe de « 641-642 », il se réfère indirectement à Babel en accordant une importance à la valeur de 642. Cette référence contribua aussi à la victoire de l’école de Babel.
Rappel : Critères de report de Roch-Hachana au lendemain du Molad de Tichri.
Normalement, Roch-Hachana est fixé au jour du Molad (39% des cas). Mais selon le jour et l’heure de ce Molad, on est amené à reporter Roch-Hachana au lendemain du Molad, voire au surlendemain.
Critère 1 (43%) : Si le Molad tombe un dimanche, mercredi ou vendredi, il est reporté au lendemain. (Appliqué par les deux écoles )
Critère 2 (14%) : Si le Molad tombe à 18h ou au-delà pour Babel ou après 18h 642hl pour Ben Méïr, il est appelé « Zaken ». Roch-Hachana est reporté au lendemain.
Critère 3 (3,4%) : Si le Molad tombe un mardi 9h 204hl ou plus, Roch-Hachana est reporté à jeudi.
Critère 4 (0,6%) : Si le Molad tombe un lundi 15h 589hl ou plus et qu’il s’agit d’une année commune qui suit une année embolismique, Roch-Hachana est reporté à jeudi.
Pour Ben Méïr, les deux derniers critères, 3 et 4, ne sont pas appliqués.
Tableau [3] pour voir le tableau cliquez-ici
( En gras, jours de Roch-Hachana différents selon Babel ou Erets Israël )
Le tableau ci-dessus illustre bien les divergences entre les deux écoles aux alentours de l’année de la réunion des Sages du ‘Ibour, 4602.
On remarque que 58 ans avant, en 4544, le problème s’était posé. Les opinions ne s’étaient pas encore radicalisées.
L’année 4682, qui a vu la dispute éclater, n’était pas une année à problème. C’est en prévoyant le Roch-Hachana de l’année suivante, 4683, que les divergences sont apparues, en vertu du critère 3 qui n’était pas pris en compte par Ben Méïr. Les années qui suivirent, illustrent bien le phénomène des « 641-642 » de Ben Méïr. Nous voyons par exemple qu’en 4684, les 237 hl après 18h ne suffisent pas à Ben Méïr pour reporter Roch-Hachana ; il le maintient donc à Chabbat. Mais pour Rav Saadia Gaon, le report est décidé dès 18h.
Remarquons enfin la rareté du phénomène qui n’est apparu que 7 fois en 366 ans (en moyenne 1,64 %) pour expliquer que les Maîtres du ‘Ibour, faute de consensus, n’ont pas jugé urgent de résoudre ce problème.
Il est fort probable que si la dispute ne s’était pas terminée, nous aurions eu aujourd’hui deux calendriers, un pour Erets-Israël et un pour la Gola. Nous aurions eu en Gola tous les 60 ans environ, une année avec des dates en retard d’un, voire de deux jours sur celles d’Erets-Israël. Y compris celles des fêtes (sauf bien sûr Chabbat).
Comment faisait-on avant l’année 4602 (842) et après 4688 ?
Nous n’avons aucune certitude que les règles du calendrier que nous utilisons aujourd’hui soient identiques à celles émises par Hillel (III) Ben Yéhouda Hanassi, mais de fortes présomptions alimentées par quelques preuves historiques nous incitent à le penser. Si ces divergences sont apparues, c’est que justement ces règles, bien que diffusées, restaient du domaine de quelques initiés qui ne communiquaient guère entre eux et il suffit dans ce domaine d’un seul petit changement, d’apparence anodin, pour nécessiter de grandes et savantes mesures correctives.
Le calendrier hébraïque nous a été transmis par Moché Rabbénou. Quelle que soit la méthode que nous aurions retenue, elle n’aurait pas engendré de décalage dans le temps. Quelques fois, une année, voire deux années consécutives auraient été affectées par le choix de la méthode, mais aussitôt après, on aurait retrouvé une synchronisation parfaite entre les cycles de la lune et du soleil.
Conclusion
Cette dispute se termina dans le calme et la sagesse. En d’Erets Israël, ceux qui soutenaient Ben Méïr cessèrent progressivement leur lutte et se rangèrent derrière le Rav Saadia Gaon, Roch Hagola. Ben Méïr lui-même devenu vieux, décida de renoncer à l’usage qu’il détenait, afin de sauvegarder l’unité du peuple juif. L’année 4688 qui aurait dû être l’objet d’une nouvelle querelle, se déroula dans la sérénité.
Le calendrier juif, tel qu’il a été vécu dans l’histoire, a constitué et constitue toujours un formidable outil d’unification et de cohésion du peuple d’Israël. De tout temps, chaque juif à travers le monde, a eu les yeux et le cœur tournés vers Jérusalem, attendant les renseignements sur les jours de l’année qui allaient conditionner son mode de vie. Aujourd’hui, ces règles sont connues et diffusées, mais la spécificité du calendrier, sa centralité et sa popularité restent pour nous d’excellents garants de la pérennité du peuple d’Israël.
[1] Molad : Moment où la Lune est en conjonction entre la Terre et le Soleil, au début du mois.
[2] Bronstein et Yaffé, deux savants juifs spécialistes du calendrier et d’une grande intégrité, étudièrent ensemble et résolvèrent d’épineux problèmes et nombreux points restés encore obscurs de notre calendrier.
[3] Ce tableau est obtenu à l’aide du programme « Le Calendrier Hébraïque » qui permet aussi de calculer, mais uniquement à titre de curiosité, un calendrier en fonction de l’opinion de Ben Méïr.
(Extrait de notre ouvrage « Mesures juives du Temps »)