Le livre de Béréchit est appelé également « Séfer Hayachar » « le Livre de la rectitude », car il offre au lecteur des portraits de personnalités hors du commun qui vont avoir un impact déterminant sur l’humanité. Le patriarche Avraham fait partie de ces êtres hors du commun à différents égards. Il est connu notamment pour sa bonté exceptionnelle. Toutefois, la lecture de la Paracha Vayéra met en lumière une autre dimension de sa personnalité qui fait de lui un véritable « leader » : le sens des responsabilités.
Il est important de le noter, car, jusqu’à présent, l’analyse des textes donnait à penser que le sens des responsabilités faisait en partie défaut aux premières générations de l’humanité.
Si l’on remonte à la Paracha de Béréchit, on se souvient de l’échange entre Adam et 'Hava à la suite de la faute, où chacun renvoie la responsabilité sur une cause externe : la femme pour le premier, le serpent pour la seconde.
Ce sentiment que l’homme essaie d’échapper à sa responsabilité se confirme ensuite avec Caïn qui s’exclamera : « Suis-je le gardien de mon frère ? »
Il en va de même pour Noa'h, pour lequel nos Sages nous disent qu’il aurait dû davantage prier et argumenter pour essayer de sauver sa génération.
C’est dans ce contexte qu’arrive Avraham Avinou. Comme chacun le sait, la Torah ne décrit pas la vie d’Avraham en détails, elle saute des longs passages de sa vie, pourtant fondamentaux du point de vue de sa construction personnelle. Toutefois, la Torah prend la peine de s’arrêter sur certaines étapes importantes de sa vie afin d’enseigner aux lecteurs des leçons de vie éternelles.
C’est ainsi que la Torah évoque la querelle entre les bergers d’Avraham et ceux de Loth, au cours de laquelle Avraham va décider de se séparer de son neveu. Conscient du risque moral que représentait la coexistence de ses bergers auprès de ceux de Loth et de l’influence délétère qu’ils pourraient avoir, Avraham a décidé, en responsabilité, et quelle que soit l’affection qu’il pouvait avoir pour son neveu, de se séparer de lui et de son équipage afin de ne pas compromettre son éthique.
Cela ne signifie pas qu’Avraham se détourne de son neveu. La Torah nous indique précisément, quelques versets plus loin, qu’il se métamorphosera en chef de guerre pour aller sauver son neveu lorsqu’il sera fait prisonnier. La Torah ne livre pas de vision caricaturale ou manichéenne de la responsabilité en matière de relations humaines. Il ne s’agit ni de fermer les yeux sur les turpitudes de nos proches en raison de l’affection qu’on leur porte, ni de devenir indifférent à leur destin en se détournant totalement d’eux. Il faut s’efforcer d’avancer sur un chemin de crête en préservant sa moralité tout en restant ouvert sur autrui. C’est probablement là, dans cette recherche du juste milieu, que réside le plus haut niveau de la responsabilité.
Enfin, comme l’observe le Rav Jonathan Sacks zatsal, la Torah nous montre dans notre Paracha une nouvelle dimension de la responsabilité qui échoit aux hommes : la responsabilité collective. C’est une chose de se soucier de son bien-être personnel, ou de celui de sa famille, c’est autre chose de se soucier du bien-être des étrangers, de l’humanité en général.
Or, lors de l’annonce de la destruction imminente de Sodome et Gomorrhe, Avraham se lance dans un plaidoyer inouï pour sauver les habitants de ces villes qu’il ne connaissait pas et dont les comportements étaient répréhensibles. Si la Torah ne nous avait pas présenté ce passage, nous ne l’aurions peut-être jamais imaginé possible. Comment un homme pourrait-il discuter avec le Maître du monde de la « Justice » ? Comment peut-il oser « négocier » avec le Créateur du ciel et de la terre ? Et pourtant, Avraham ose et l’Éternel semble en être satisfait. Il a enfin trouvé un homme qui endosse toute sa responsabilité : vis-à-vis de lui-même, vis-à-vis de sa famille, et vis-à-vis de l’humanité en général. Ce faisant, il est devenu un être pleinement moral, conscient de sa responsabilité devant l’Éternel, conscient que ce qu’Il recherche avant tout, ce sont des hommes usant de leur libre arbitre pour faire le bien, conscient que l’histoire de l’humanité n’est pas celle d’une fatalité inexorable qui s’abat sur l’histoire des hommes, mais que ces derniers peuvent tout changer par leur mérite et leur bonté. Quelle plus grande bonté peut-on espérer chez un homme que celle qui consiste à se battre de toutes ses forces pour que des étrangers, des personnes qu’il ne connaît pas, puissent continuer à vivre ?
À travers cette épisode, la Torah exhorte finalement chacun de nous à prendre conscience de notre responsabilité éminente non seulement vis-à-vis de nos choix de vie personnels mais aussi vis-à-vis de l’humanité en général. On pourrait ainsi paraphraser le poète antique Térence qui avait eu ce verset fameux : « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger ».
Puissions-nous, avec l’aide d’Hachem, endosser à notre niveau également le sens des responsabilités pour nous permettre de prendre les bonnes décisions dans nos vies personnelles, tout en étant ouverts aux besoins de ceux, proches comme lointains, qui croisent notre route.