La Paracha de la semaine poursuit le récit de la vie d’Avraham Avinou, et notamment les dernières années de sa vie. Notre Sidra s’ouvre sur un passage dramatique : le départ de la matriarche Sarah de ce monde.
À leur retour du Mont Moriah, après l’expérience de la 'Akéda (ligotage d’Its'hak), Avraham et Its'hak Avinou apprennent la terrible nouvelle. La Torah nous décrit en des termes très concis la réaction de Avraham Avinou : « Sarah mourut à Kiryat-Arba', qui est Hébron, dans le pays de Kena'an; Avraham y vint pour dire sur Sarah les paroles funèbres et pour la pleurer. Avraham se leva de devant son mort et alla parler aux enfants de Heth » (Genèse 23,2-3).
La scène peut se décomposer en trois étapes successives : Avraham fit l’éloge de Sarah, la pleura, puis se leva. En dépit de la peine qu’il ressentit à l’égard de celle qui fut sa femme, qui l’accompagna dans toutes ses pérégrinations, qui partagea toutes ses épreuves, Avraham Avinou semble faire preuve d’une résilience extraordinaire. En effet, la Torah ne dépeint pas un homme paralysé par sa tristesse mais un homme qui trouve la force de se relever, de faire face à ses responsabilités immédiates (trouver une sépulture pour Sarah) et préparer l’avenir de sa famille (en se mettant à la recherche d’une épouse pour Its'hak Avinou).
Avraham n’est pas happé par son passé, il prend son passé avec lui et se tourne vers le futur. Le Rav J. Sacks propose de mettre cette image du patriarche en miroir de celle de la femme de Loth. Lors de la destruction de Sodome, Loth et sa famille avaient la possibilité d’être sauvés, mais une des conditions consistait à ne pas se retourner pour assister à la destruction de Sodome. L’épouse de Loth ne respecta pas cette recommandation, et il reste cette image d’un regard qui se retourne sur les ruines et les drames du passé et de cette femme qui demeure pétrifiée, changée en statue de sel.
Tout se passe finalement comme si la Torah voulait mettre en garde les hommes sur certains écueils inhérents à la nature humaine. L’homme n’est pas en mesure de comprendre tous les évènements auxquels il assiste, certains sont incompréhensibles pour un esprit humain. Face à ces situations parfois dramatiques, puisse D.ieu nous en préserver, deux attitudes sont possibles : la première consiste à se retourner sur le passé dans une quête parfois vaine de compréhension qui immobilise l’esprit et entrave la capacité de l’homme à se bâtir un avenir, la seconde consiste à respecter une période de recueillement nécessaire mais limitée dans le temps, puis à s’efforcer de se tourner vers l’avenir.
Le peuple juif est bien sûr le peuple de la mémoire, conscient de son histoire, attaché à son passé, et qui s’évertue depuis des millénaires à l’enseigner. Mais il est aussi un peuple tourné vers l’avenir qui a su répondre aux exils, et aux oppressions par l’espérance en un avenir meilleur. C’est probablement dans cette dialectique permanente entre passé et futur que se trouve le secret de l’éternité du peuple juif porté par la bénédiction divine. Après la destruction du Temple, les Juifs ont mis par écrit le Talmud pour ne pas oublier la tradition orale menacée par la période d’exil qui commençait ; face aux pogroms qui s’abattaient en Europe de l’Est, la tradition 'Hassidique a porté un message de joie et d’espoir ; et trois ans après la Shoah, les Juifs ont rebâti un foyer national, l’État d’Israël. C’est ainsi que le peuple Juif n’est jamais resté pétrifié par son regard porté vers le passé, mais il a su prendre son passé avec lui et continuer à avancer en bâtissant l’avenir.
Le traité Tamid du Talmud de Babylone rapporte un échange fameux entre Alexandre de Macédoine et les Sages juifs. Parmi les questions que l’empereur leur posa, deux lui ont valu des réponses étonnantes. À la question « Que doit faire un homme s’il souhaite vivre ? », les Sages lui ont répondu « Qu’il s’efforce de faire mourir sa nature », et à la question « Que doit faire un homme s’il souhaite mourir ? », les Sages de répondre : « Qu’il se fasse vivre ». Cet échange énigmatique peut se comprendre de la manière suivante : s’il veut vivre, l’homme doit parfois accepter de faire taire sa nature qui souhaite tout comprendre, tout conquérir, avoir des réponses sur tout. Pour vivre, l’homme doit parfois mettre son esprit, et cette vitalité du moi entre parenthèses pour ne pas se perdre dans des réflexions qui lui échappent radicalement. C’est ainsi que de nombreux survivants de la Shoah expliquent avoir trouvé la force de démarrer de nouvelles vies après la tragédie. Inversement, s’il souhaite passer à côté de sa vie, alors qu’il « vive », c’est-à-dire qu’il laisse son orgueil s’affirmer, qu’il laisse sa volonté de puissance et d’honneur le guider, qu’il questionne le passé et les mystères de la création. Une telle quête risque de le faire courir toute sa vie après des chimères et passer à côté de l’essentiel.
Comme le rapporte Rav J. Sacks, c’est précisément dans l’enfer d’Auschwitz que le psychiatre Victor Frankl a eu l’intuition de ce qui deviendra plus tard sa fameuse méthode : la logothérapie. Celle-ci encourage les hommes à approfondir leur monde intérieur, à se questionner sur le sens qu'ils souhaitent donner à leur vie, et à se projeter vers l’avenir en l’appréhendant comme une opportunité de réaliser leurs aspirations profondes. Si la psychanalyse freudienne prend le passé de l’homme comme champ d’analyse, celle de Frankl se fonde sur les promesses de l’avenir pour donner à l’homme la force de surmonter ses épreuves.
La fin de la Paracha illustrera précisément cet enseignement. Nous voyons Avraham Avinou missionner son serviteur Eli'ézer pour aller chercher une épouse pour son fils Its’hak, et lui permettre ainsi de bâtir une famille et de donner une postérité à Avraham et Sarah.
Notons à cet égard que c’est précisément lorsque Rivka et Its'hak se marient, que réapparaît le nuage de bénédictions qui planait au-dessus de la tente de Sarah lorsqu’elle était vivante. C’est précisément en construisant le futur que l’homme honore son passé et lui redonne vie.
Et, de fait, chaque minute de la vie d’un homme est porteuse d’espoir et la possibilité de grands accomplissements. Lorsque l’on demandait à la rabbanite Jungreis, survivante de la Shoah, quel était son souvenir de vie le plus intense, elle répondait « Maintenant ! ». L’homme ressent parfois une force irrésistible le tirer vers son passé ; notre travail consiste à prendre ce passé avec nous pour bâtir l’avenir, et rajouter de nouvelles pierres aux édifices de nos vies.
Puisse l’Éternel nous permettre d’appréhender avec joie chaque nouvelle minute de nos vies et nous permettre d’y voir l’opportunité de faire une nouvelle Mitsva, un nouvel acte de générosité, et de faire grandir nos familles et nos proches.