La Paracha de cette semaine nous présente les dernières étapes avant la conquête et l’entrée en Erets Israël. Deux tribus viennent alors présenter une revendication inattendue à Moché Rabbénou : les tribus de Ruben et Gad, qui possédaient d'importants troupeaux, étaient inquiètes que les terres qui leur seraient dévolues en Israël ne pourraient pas satisfaire leurs besoins. Aussi, ils demandèrent la permission de ne pas rentrer en Israël, mais de s’installer sur la rive orientale du Jourdain.
« Si nous avons trouvé grâce à tes yeux, que ce pays soit donné à tes serviteurs comme notre propriété. Ne nous fais pas traverser le Jourdain. » (Nombres 32:5)
Moché est immédiatement conscient des risques que comporte cette demande. Peut-on accepter que certaines tribus fassent passer leurs intérêts personnels avant ceux de la nation dans son ensemble ? Cette attitude ne risque-t-elle pas de donner le mauvais exemple, ou, pire, de démobiliser le peuple à l’aube de la conquête qui demande de la cohésion, de la détermination, et du courage ?
Aussi, Moché Rabbénou leur objecte immédiatement "Vos compatriotes israélites doivent-ils partir en guerre pendant que vous restez assis ici ? Pourquoi découragez-vous les Israélites de passer dans le pays que l'Éternel leur a donné ? » (Nombres 32:6-7).
La première réaction de Moché Rabbénou est donc celle de la désapprobation et de la méfiance. Toutefois, il va s’efforcer de dépasser ce premier ressenti pour essayer de comprendre les motivations de ces deux tribus.
Rav Jonathan Sacks nous fait remarquer que la Torah nous révèle ici une autre dimension de la grandeur de Moché Rabbénou, et de son leadership exceptionnel : sa capacité à résoudre les conflits par « le haut ». Or, cette faculté est fondamentale pour tout dirigeant afin de surmonter les problèmes de court terme, et préserver la cohésion du collectif sur le long terme. En l'absence de cet esprit de compromis qui permet à chacun d’exprimer son ressenti tout en protégeant l’intérêt collectif, apparaissent les graines de la division : l’amertume, la rancœur, les ressentiments, et les manigances de couloir pour défier l’autorité légitime. Les vrais leaders sont ceux qui parviennent à préserver le bien commun sans écraser et ignorer les intérêts individuels, et qui possèdent l’habileté nécessaire pour les faire converger.
En donnant la chance aux deux tribus de s’exprimer et de défendre leurs points de vue, Moché va s’apercevoir que leur demande n’est pas si aberrante qu’elle en avait l’air de prime abord, et que leur intention n’est ni malveillante ni irresponsable.
Les tribus de Réouven et Gad vont proposer un compromis : ils souhaitent mettre leur bétail et leurs familles en sécurité, et, ensuite, envoyer les hommes combattre à côté des autres tribus, même à leur tête, aussi longtemps que nécessaire, jusqu’à la conquête complète du pays et la répartition des terres.
Comme le remarque Rav Sacks, ils semblent s’appuyer sur une principe talmudique bien connu « zeh neheneh vezeh lo chaser » « une partie tire un profit et l'autre ne perd rien ». Nous bénéficierons d’un territoire plus large pour satisfaire nos besoins, mais nous ne priverons pas le peuple de notre appui pour mener la bataille.
Moché Rabbénou comprend leur raisonnement et prend la précaution de reformuler lui-même l’engagement qu’ils prennent et ses conséquences selon un modèle de double condition « Voici ce qui se passe si vous accomplissez… et voici les conséquences si vous n’accomplissez pas. »
Relisons le texte : « Moïse leur répondit : "Si vous tenez cette conduite, si vous marchez devant l'Éternel, équipés pour la guerre ; si tous vos guerriers passent le Jourdain pour combattre devant l'Éternel, jusqu'à ce qu'il ait dépossédé ses ennemis, et si, le pays une fois subjugué devant l'Éternel, alors seulement vous vous retirez, vous serez quittes envers Dieu et envers Israël, et cette contrée vous sera légitimement acquise devant le Seigneur. Mais si vous agissez autrement, vous êtes coupables envers le Seigneur, et sachez que votre faute ne serait pas impunie ! Construisez donc des villes pour vos familles et des parcs pour vos brebis, et soyez fidèles à votre parole." (Nombres 32, 20-25)
Moché nous livre ici un cours magistral de résolution des conflits, en faisant concorder les intérêts individuels et collectifs.
Ces versets pourraient figurer dans les livres de théories de la négociation, qui mettent en lumière les principes suivants pour parvenir à des compromis dans des situations complexes (R. Fisher et W. Ury, Getting to Yes, rapporté par Rav Sacks) :
- Séparer les personnes du problème, « dépersonnaliser » les conflits en se concentrant uniquement sur la problématique à résoudre, et rester sur un terrain objectif. En l’occurrence : ne pas affaiblir le peuple et ne pas entamer sa confiance avant la bataille.
- Raisonner en termes d’intérêts réciproques : personne n’a intérêt à faire cavalier seul, sous peine, D.ieu nous en préserve, de ne pas respecter la volonté divine.
- Identifier des compromis acceptables par toutes les parties, selon le principe talmudique « zeh neheneh vezeh neheneh » « une partie tire un profit, et l’autre ne s’appauvrit pas ». Les deux tribus ont proposé d’installer familles et bétails sur ces terres, puis d’aller faire la guerre aux côtés des autres tribus, même sur la ligne de front.
- Fixer des critères objectifs pour évaluer si les parties ont respecté leurs engagements. Les Rubénites et les Gadites pourront retourner sur la rive orientale du Jourdain uniquement après l’installation des autres tribus en sécurité sur leurs terres.
Cette leçon de leadership que nous offre la Torah nous rappelle combien la recherche du bien commun requiert d’une part, détermination, courage, et sens des responsabilités, mais également de l'autre part, de l’habileté, de l’écoute et de l’empathie. Ce sont toutes ces qualités que déploie Moché Rabbénou pour éviter les conflits, non pas à travers des compromis tièdes et timorés, mais à travers une approche exigeante, honnête et à l’écoute de l’intérêt collectif.