La lecture de livre de l’Exode, Chémot, nous donne la possibilité de réfléchir sur de nombreuses déclinaisons du leadership. Il y a naturellement des leaders officiels et reconnus comme tels par l’ensemble du peuple. C’est le cas en premier lieu de Moché Rabbénou qui va nous accompagner tout au long des pérégrinations des Bné Israël dans le désert.
Il y a également la figure de Aharon Hacohen, le Grand Prêtre ; celle des chefs des tribus et notamment de Na'hchon ben Aminadav qui s’illustre dans notre Paracha par son audace, son courage, et sa capacité d’initative extraordinaire, en pénétrant le premier dans la mer avant qu’elle ne s’ouvre.
Nous aurons l’opportunité, avec l’aide d’Hachem, de revenir sur ces « titulaires officiels » du leadership au sein du peuple.
Toutefois, nous souhaiterions profiter de la Paracha de Béchala'h et de sa Haftara pour rendre hommage à d’autres leaders, non officiels, agissant dans les coulisses de l’histoire, mais qui n’en ont pas moins un rôle déterminant.
C’est, bien sûr, le cas des femmes qui traversent ce début de récit de l’Exode et qui ont joué un rôle fondamental dans la sortie d’Égypte.
Intéressons-nous tout d’abord à Yokhévèd, la mère de Moché Rabbénou, qui doit faire face, comme toutes les femmes du peuple juif, à une situation d’adversité extrême. En effet, nos Sages nous enseignent que, suite au décret de Pharaon de tuer les enfants garçons, Amram, le grand Sage de la génération, avait pris la décision de se séparer de son épouse, et il ordonna à tous les couples de faire de même. Il souhaitait ainsi éviter de donner naissance à des enfants qui pourraient être tués (cf. Talmud de Babylone, Traité Sota, 12a).
Toutefois, comme nous le verrons, Amram va revenir sur sa décision et encourager les enfants d’Israël à se remarier afin de reprendre une vie conjugale. C’est ainsi que Amram et Yokhévèd vont se remarier et donner naissance à Moché Rabbénou. Imagine-t-on le courage qu’il faut à une mère pour donner naissance à un enfant dans un tel contexte ? Bien que nous ayons peu d’informations sur la vie de Yokhévèd, le simple fait qu’elle soit la mère de Myriam, Aharon, et Moché en dit long sur ses qualités d’âme et de piété.
Par ailleurs, grâce à l’ingéniosité de Myriam, c’est elle qui va allaiter Moché. Et, de fait, les Sages du Talmud font remarquer que « la bouche qui va parler avec la Chékhina » ne pouvait rien absorber d’autre que le lait de sa mère biologique si vertueuse (Traité Sota, 12), afin de préserver son potentiel spirituel. Sa mère a ainsi pu lui raconter l’histoire de sa famille, lui inculquer les valeurs morales héritées des Patriarches et lui donner la force de caractère nécessaire pour demeurer, même dans la palais de Pharaon, un Hébreu conscient de ses origines et imperméable à l’impureté qui régnait alors en Égypte.
Autres héroïnes mentionnées depuis le début de Chémot : les Sages-femmes. Elles représentent des personnalités extrêmement marquantes par leur courage, et leur ingéniosité. Elles bravent délibérément le décret cruel de Pharaon, et rendent possible les naissances au sein des enfants d’Israël. Comme le note le Rav J. Sacks, elles incarnent finalement la première forme de « désobéissance civile » qui sera théorisée bien plus tard, au cours du procès de Nuremberg, au lendemain de la Shoah. Elles nous rappellent ainsi que rien ne saurait justifier qu’un homme ou une femme mette en sommeil sa conscience morale pour obéir aveuglément à des décrets iniques. L’homme doit répondre de ses actes, et ne peut en aucun cas se réfugier derrière les ordres reçus. Seule la légitimité morale d’une action peut servir de baromètre pour valider un acte.
Autre héroïne : Tsipora, l’épouse de Moché Rabbénou. Cette dernière fit preuve d’une intuition exceptionnelle lorsqu’elle sauva la vie de son fils en pratiquant la circoncision. Elle comprit, plus vite que Moché Rabbénou lui-même, ce que l’Éternel attendait d’eux et lui sauva ainsi la vie.
Trois autres femmes méritent une attention toute particulière, quant aux responsabilités essentielles qu’elles vont assumer.
La première est, bien sûr, Myriam, la fille de Amram et de Yokhévèd, sœur de Moché. C’est elle qui fit observer à son père que son décret (ordonnant aux couples de se séparer) était « pire » que celui du Pharaon, dans la mesure où ce dernier ne condamnait que les garçons, alors que la décret de son père empêchait même la naissance des filles.
Et, de fait, l’argument de Myriam a ébranlé son père qui est revenu sur son décret, l’a annulé et s’est remarié avec son épouse Yokhévèd. Et c’est ainsi que va pouvoir naître Moché Rabbénou, le futur libérateur du peuple Juif. Aussi, la libération de l’esclavage trouve sa racine dans la capacité d’un homme à écouter les conseils de sa petite fille et de reconnaître, avec humilité, la part de vérité dont elle était porteuse et qui avait échappé aux adultes, même au plus grand de la génération. C’est ainsi que dès son plus jeune âge, Myriam a ressenti avec une acuité particulière les menaces existentielles qui pesaient sur son peuple.
Dans notre Paracha, elle est décrite comme « Myriam la prophétesse », qui prend la tête des femmes du peuple pour célébrer entre elles par des chants et de la musique le miracle qu’elles venaient de vivre. Son mérite accompagnera les Hébreux durant toute la traversée du désert leur permettant de disposer à chaque instant de l’eau nécessaire à leur survie grâce à son « puits ».
La seconde est Batya, la fille du pharaon, qui va recueillir Moché Rabbénou, et l’élever dans le palais de Pharaon. Bien que nous ne connaissions que peu de choses sur sa vie, l’étymologie de son nom est déjà éloquente : « Bitya ou Batya, la fille de D.ieu ». Nos Sages prêtent ainsi à l’Éternel ces paroles : « Moché n’était pas ton fils, mais tu l’as considéré comme ton fils. Alors, bien que tu ne sois pas Ma fille, Je te considère désormais comme Ma fille ! ». Et de fait, elle est restée dans la tradition comme un des rares personnages de l’histoire à être entrée vivante au Gan Eden. Son geste de pitié à l’égard d’un enfant abandonné et le dévouement dont elle fit preuve à son endroit témoigne non seulement de sa noblesse d’âme, mais aussi des distances qu’elle avait prises avec l’idéologie de son père. Elle avait conservé son humanité au sein d’un régime inhumain, incarnant ainsi cette Michna des Pirké Avot : « Là où il n’y a pas d’hommes, efforce-toi d’être un homme ! » (Pirké Avot 2.5).
Enfin, la Haftara de cette semaine évoque le personnage de la prophétesse Déborah. Cette femme exceptionnelle était issue de la famille de Naftali, elle était juge et siégeait, nous dit-on, sous un palmier, le fameux « palmier de Déborah ». Son élévation spirituelle va l’amener à devenir prophétesse, et elle fait ainsi partie des sept prophétesses que le peuple juif a comptées. À une époque où les enfants d’Israël connaissaient un déclin spirituel, et étaient assaillis par des ennemis, Déborah va leur donner à la fois un horizon spirituel en les renforçant dans leur foi en Hachem, et aussi les conduire aux côtés de Barak à une victoire miraculeuse contre Sissera, grâce là encore, au courage d’une autre femme, Yaël. Enfin, à propos du chant de Déborah que nous lisons dans notre Haftara, le Zohar déclare : « Deux femmes (Déborah et Hanna) ont chanté les louanges d’Hachem d’une manière qu’aucun homme n’a égalée ».
C’est ainsi qu’il nous semblait indispensable de rendre hommage au leadership des femmes qui, bien que discrètes, ont eu dans notre tradition un rôle déterminant à de nombreux égards. La grande histoire est généralement connue, mais les petites histoires qui l’ont rendue possible le sont moins. Pourtant, comme nous le voyons, le combat pour la liberté ne peut se remporter que s’il est mené par une multitude d’individus qui, chacun à son niveau, va essayer de « faire la différence » en puisant au fond de lui-même le courage, l’abnégation et le discernement pour faire « the right thing at the right place at the right time » « la bonne chose, au bon moment, au bon endroit ».
Le Rav J. Sacks rapporte une distinction très intéressante proposée par le Grand Rabbin d’Israël Eliyahou Bakshi Doron entre le pouvoir officiel (Samkhout) et le leadership (Hanhaga). Le premier désigne une autorité découlant d’une position officielle, alors que le second tient davantage à la capacité d’un individu de susciter l’adhésion du peuple par ses qualités personnelles. Cette distinction n’est pas sans rappeler la typologie des pouvoirs proposée par le sociologue allemand entre l’autorité dite « bureaucratique » fondée sur la loi ou l’organigramme, et l’autorité « charismatique » liée aux qualités de leader d’un individu, de sa capacité à convaincre, séduire, proposer une direction, un cap.
Bien que n’étant titulaires d’aucun titre officiel dans la société, les femmes que nous avons citées ont su s’appuyer sur leur foi en Hachem pour inspirer l’adhésion et le respect du peuple, éclairer les plus grands de leur génération, et contribuer de manière décisive à écrire l’Histoire.