La Paracha de cette semaine porte le nom d’un prêtre à l’origine Midyanite, beau-père de Moché Rabbénou, « Yitro » alors qu’elle comporte les versets les plus fameux de la Torah, connus par l’humanité toute entière, les dix paroles ou dix « commandements ».
Ce paradoxe apparent nous rappelle que la Torah a non seulement vocation à parler à l’humanité toute entière, mais aussi que notre tradition ne pose pas de frontière hermétique en matière de sagesse. Comme le disent nos Sages : « Si l’on te dit qu’il y a de la sagesse parmi les nations, crois-le. Mais si l’on te dit qu’il y a de la Torah parmi les nations, ne le crois pas. » (Midrach Eikha Raba). Le premier apport de Yitro a été, effectivement, de conseiller à Moché Rabbénou une nouvelle organisation judiciaire de la société en créant un système de délégation du pouvoir à des juges compétents sur des questions spécifiques.
« Tu dois être le représentant du peuple devant D.ieu et Lui soumettre leurs différends. Enseigne-leur Ses décrets et Ses instructions, montre-leur comment ils doivent vivre et comment ils doivent se comporter. Mais choisis dans tout le peuple des hommes capables, des hommes qui craignent D.ieu, des hommes de confiance qui détestent le gain malhonnête, et nomme-les responsables de milliers, de centaines, de cinquantaines et de dizaines. Demandez-leur de servir de juges pour le peuple en tout temps, mais demandez-leur de vous soumettre tous les cas difficiles ; ils pourront décider eux-mêmes des cas simples. Ainsi, ton fardeau sera plus léger, car ils le partageront avec toi. » (Exode 18:19-22)
Moché reconnaît rapidement la pertinence des conseils de son beau-père et les met en application. C’est ainsi que le leadership ne doit jamais être appréhendé comme un exercice solitaire du pouvoir et autocratique, mais bien davantage comme une capacité à faire émerger autour de soi des leaders. C’est précisément à ce critère que se mesurent les qualités d’un dirigeant, en créant des disciples capables de prendre sa succession.
Cette idée trouve un développement encore plus profond dans notre Paracha, à la faveur de l’énoncé du décalogue, les dix paroles.
Dans les versets qui précédent l’énoncé du décalogue, Hachem précise l’objectif visé : « Vous avez vu vous-mêmes ce que J'ai fait à l'Égypte, comment Je vous ai portés sur des ailes d'aigle et amenés à Moi. Maintenant, si vous M'obéissez pleinement et si vous gardez Mon alliance, vous serez, de toutes les nations, Mon bien le plus précieux. Toute la terre est à Moi, mais vous serez pour Moi un royaume de prêtres et une nation sainte. » Exode 19:4-6.
Il s’agit donc de faire des enfants d’Israël dans leur globalité une nation de prêtres, de « Cohanim ». Or, comme l’observe Rav J. Sacks zatsal, le terme de « Cohanim » désigne non seulement les préposés au service divin, mais aussi de manière plus générique les « chefs », les « princes » ou encore les « serviteurs ». Ainsi, la Torah vient nous rappeler que l’ensemble des « enfants d’Israël » ont vocation à devenir des chefs, des leaders spirituels. Il ne s’agit pas d’une prérogative dévolue à une seule personne, ou à une minorité de personnes, qui aurait vocation à diriger leurs frères et à imposer sur eux une autorité. Non, la Torah souligne ainsi que le pouvoir « spirituel » appartient à chacun.
En effet, un des écueils regrettables du pouvoir qui s’exerce sur les hommes est bien souvent de les déresponsabiliser. La prise de décision est déléguée aux « chefs » et le reste de la société se contente d’appliquer les ordres. Cette approche est inconcevable dans la tradition juive qui invite chaque homme à faire preuve de la plus grande exigence morale vis-à-vis de lui-même et des autres. Ce principe à deux applications fondamentales. La première est que chaque homme est un maître en puissance pour son prochain, comme le disent les Maximes des Pères : « Qui est l’homme sage ? Celui qui apprend de tout homme ». Et la deuxième application est que « chaque Ben Israël est responsable. « Kol Israël Arevim zé la-zé » nous disent les maîtres du Talmud. Chaque homme est ainsi un « prêtre » en puissance, un représentant de D.ieu sur terre.
Voilà pourquoi, la révélation du Sinaï décrite dans cette Paracha s’est faite à l’ensemble du peuple, et non à un seul homme, ce qui est un fait historique unique dans l’histoire de l’humanité. Ce principe explique également l’absence de clergé dans la religion juive. De même que l’Éternel s’adresse à chaque individu, de même chacun a la faculté de s’adresser directement à l’Éternel, et aucun intermédiaire n’est requis.
C’est ainsi que le Maître du monde a rappelé à tous les enfants d’Israël leur éminente dignité, ils sont tous les « enfants » de l’Éternel, à la fois « Princes » et « Serviteurs » directs du Maître du monde. C’est ainsi qu’il n’était pas prévu de fonction de « Roi » au sein du peuple Juif, et ce n’est que sur la demande insistante du peuple, et à regret, que cette fonction sera plus tard instituée. Le Créateur avait un projet bien plus ambitieux pour Ses enfants qui ont tous une dimension royale en eux. Pour le dire autrement, tout renoncement à sa liberté, à son autonomie pour l’assujettir aux décrets arbitraires d’un autre homme est un échec dans la Torah. L’homme a vocation à être le serviteur d’Hachem et non le serviteur d’un serviteur.
La Torah exhorte ainsi chaque homme à la « grandeur », en adressant la parole divine à chacun individuellement, et en refusant que le leadership spirituel ne soit l’apanage que d’une minorité. Cela ne signifie pas pour autant, comme nous le verrons plus tard avec l’épisode de Kora'h, que toute autorité spirituelle est illégitime. La « Kéhouna » en tant que « prêtrise » restera la prérogative des enfants d’Aharon, et chacun au sein du peuple a des fonctions précises et une place spécifique qu’il doit respecter. Mais cette organisation n’est pas une limitation de la vocation spirituelle des individus, elle est, au contraire, le cadre nécessaire pour pouvoir déployer toute sa richesse et servir Hachem de la meilleure façon possible. Ce sont des limites qui libèrent plus qu’elles ne limitent. Elles permettent de comprendre quelle est sa place dans ce monde, et, dès lors, de mieux apprécier l’impact que l’on peut avoir, et comment servir Hachem de la meilleure façon possible.
Comme nous l’avons vu la semaine dernière avec notre étude sur le leadership des femmes, il n’est pas nécessaire d’occuper le devant de la scène pour être un leader. L’histoire s’écrit bien souvent à travers les actions déterminantes de femmes et d’hommes qui agissent discrètement, mais qui n’en constituent pas moins de véritables leaders.
Puisse l’Éternel nous permettre de trouver notre place et de Le servir avec la dimension royale logée en chacun de nous.