La Paracha de cette semaine nous présente l’un des passages les plus emblématiques de l’histoire juive : la sortie d’Égypte et la libération de l’esclavage. À présent, le peuple doit faire l’apprentissage de la liberté et de l’autonomie. Il s’apprête à recevoir la Torah et est destiné à prendre possession de la terre qui lui a été promise par l’Éternel. Les enfants d’Israël et Moshé Rabbénou, leur leader, s’apprêtent ainsi à vivre un moment historique
Dans l’Antiquité, les Grecs avaient inventé un terme particulier pour désigner l’intuition particulière des grands leaders, qui savaient identifier les moments historiques et comprenaient presque intuitivement comment agir : il s’agit du « kaïros ». Ainsi, l’historien Thucydide dans l’histoire sur la guerre du Péloponnèse, explique que c’est cette faculté qui a permis aux empereurs ou généraux d’identifier les moments opportuns de l’histoire pour négocier des traités de paix, déclarer des guerres, sceller ou rompre des alliances.
Ces leaders avaient effectivement l’instinct du moment, l’intuition que l’histoire de leur temps se jouait sous leurs yeux et qu’il fallait agir. Ce fut de grands leaders, effectivement, mais de civilisations aujourd’hui disparues.
À travers la Paracha de cette semaine, nous découvrons la qualité qui transforme un leader d’une époque donnée en un leader de l’Histoire avec un grand « H », susceptible de transformer le monde et de donner à son peuple le secret de l’éternité. Ce personnage qui fut sans doute le plus grand leader de tous les temps est bien sûr Moché Rabbénou.
Au moment même où les enfants d’Israël s’apprêtent à devenir un peuple libre, Moché s’adresse à eux dans un discours fondateur pour l’histoire de notre peuple.
Généralement, de Robespierre et Mirabeau au lendemain de la Révolution française, à Abraham Lincoln lors de la guerre de Gettysburg, la conquête de la liberté s’accompagne bien souvent de vibrants discours sur l’importance de la liberté et l’affranchissement de toute forme de servitude.
Moché Rabbénou ne fait pas ce choix-là, comme le note Rav J. Sacks zatsal, la nature de son discours est autre, il semble préoccupé avant tout par une seule question : que dira-t-on aux enfants, et aux futures générations, de cet évènement ?
Aussi, à trois reprises dans notre texte, Moché évoque explicitement les enjeux de la transmission, et comment les adultes doivent s’efforcer de répondre aux enfants.
« Et quand vos enfants vous demanderont : Que signifie pour vous ce rite ?, vous direz... (Exode 12:26-27)
Et vous expliquerez à votre enfant ce jour-là : " C'est à cause de ce que le Seigneur a fait pour moi quand je suis sorti d'Égypte " (Exode 13:8).
Et lorsque ton fils, un jour, te questionnera en disant : "Qu'est-ce que cela?" tu lui répondras : "D'une main toute puissante, l'Éternel nous a fait sortir d'Égypte, d'une maison d'esclavage. (Exode 13:14) »
Et, de fait, un enjeu essentiel de la tradition juive réside dans la transmission qui s’opère d’une génération à l’autre. Notre peuple est celui de la « mémoire » et de la lutte contre l’oubli. Il ne s’agit pas de braquer son esprit sur le passé, au détriment du présent, et dans l’insouciance du futur. Il s’agit plutôt de comprendre d’où l’on vient pour mieux appréhender notre situation présente et préparer notre avenir.
La tentation est grande chez les nouvelles générations de faire « table rase » du passé, de déposer les valises de l’histoire à l’entrée de sa vie afin d’écrire la sienne à partir d’une feuille vierge. On ne peut ignorer les arguments qui justifient une telle attitude : combien de traumatismes sont parfois transmis d’une génération à l’autre, parfois même en sautant une ou deux générations ! Combien de parcours de vie sont entravés par des fidélités inconscientes à un passé familial problématique !
Ces arguments sont vrais, ils ne peuvent être ignorés. Toutefois, la volonté légitime de ne pas être l’otage d’une histoire familiale parfois erratique, ne doit pas empêcher l’homme de pouvoir rattacher son histoire personnelle à la grande Histoire qui l’a précédée. Cette dernière n’est pas la somme des faits et gestes de ses ascendants, mais elle rappelle à l’homme le destin des générations dont il est issu ; elle lui enseigne les valeurs portées par ses ascendants et elle l’exhorte à prendre sa part, à son tour, dans cette chaîne de la transmission.
Or, précisément, Moché souhaite ici souligner la nécessité de donner aux enfants une identité fondée sur leur histoire. Cette dernière a vocation à être transmise aux enfants à travers une mémoire porteuse d’enseignements moraux et spirituels, qui permettra également de donner aux nouvelles générations une éthique de la responsabilité fondée sur leur passé.
Aussi, au moment précis où le peuple accède à la liberté, Moché Rabbénou, le plus grand prophète de l’histoire, nous rappelle qu’il n’y a pas de liberté durable et authentique sans un regard porté sur l’avenir, et sur les futures générations. Cette liberté que nous avons conquise, que vont en faire nos enfants ? Cette force spirituelle extraordinaire que le peuple a vécue lors de la sortie d’Égypte accompagnera-t-elle encore nos enfants, nos petits-enfants… ? C’est précisément ce souci de la transmission, et du « jour d’après », qui préoccupe Moché en ces heures historiques pour le peuple.
Et, de fait, l’histoire a montré combien la conquête de liberté est parfois vaine lorsque les esprits ne sont pas mûrs pour la recevoir. C’est ainsi que la Terreur a succédé à la Révolution française, et que la liberté conquise lors des Printemps arabes a été bien souvent de courte durée.
Aussi, l’exercice des responsabilités, d’un leadership à n’importe quelle échelle ne peut se faire sans sans un regard porté vers l’avenir, vers les plus jeunes et les futures générations. Il ne s’agit pas seulement de veiller à leur formation intellectuelle, mais également de se préoccuper de leur avenir spirituel. C’est ainsi que les Sages du Talmud nous enseignent « Qui est l’homme sage ? Celui qui voit l’avenir ! » (Traité Tamid 32 a).
La liberté individuelle s’acquiert notamment dans une relation apaisée avec son passé. Lors de la sortie d’Égypte, il s’agissait de transmettre aux générations futures la conscience de la présence bienveillante et protectrice de D.ieu à nos côtés, aussi bien dans les moments fondateurs de notre histoire que dans chaque instant de nos vies. C’est là, l’objet des questions que posent les quatre enfants le soir du Séder de Pessa'h et qui constituent une étape fondamentale du récit de la libération d’Égypte.
C’est ainsi que l’on permet aux enfants de faire l’apprentissage de la transcendance, d’acquérir une confiance dans la Providence divine, et d’être portés par une force positive et constructive tout au long de leur vie.
Puisse l’Éternel nous permettre de maintenir cette chaîne de la transmission qui a cimenté notre foi et nous préparer ainsi à la venue prochaine du Machia’h !