L’une des Mitsvot les plus connues de la Paracha est « Midvar Chéker Tir’hak » – l’obligation de s’éloigner du mensonge. Bien que le contexte de cette Mitsva concerne le Beth Din, il est clair, d’après nos Sages et les commentateurs, qu’elle s’applique également à tout un chacun, dans la vie quotidienne.[1] Cependant, il est également évident d’après ’Hazal que dans certaines situations, on a le droit, voire le devoir, de mentir. Il est très inhabituel que la Torah interdise quelque chose, puis l’autorise dans un certain nombre de cas.[2] Comment comprendre ce phénomène ? Comment savoir quand il est interdit de mentir ? Quand cela est-il permis ? Quand est-ce obligatoire ? Et pourquoi telle est la Halakha ?
Analysons, tout d’abord, les exceptions à l’interdit de Chéker. La Guémara (Yébamot 65b) enseigne qu’il est permis de déformer la vérité au nom de la paix. La Guémara raconte que même Hachem l’a fait en racontant à Avraham ce que Sarah avait dit, mais en omettant qu’elle avait déclaré qu’Avraham était vieux. Dans la Guémara (Kétoubot 16b-17a), Beth Chammaï et Beth Hillel débattent de ce que l’on doit dire à un ’Hatan au sujet de sa nouvelle épouse – Beth Chammaï estime que l’on doit dire la stricte vérité, même si elle n’est pas élogieuse, tandis que Beth Hillel pense que l’on peut chanter les louanges de la Kalla même lorsque l’éloge n’est pas mérité. La Halakha, comme d’habitude, est conforme à l’avis de Beth Hillel. Enfin, la Guémara de Baba Metsia affirme que les Talmidé ’Hakhamim ne mentent que dans trois domaines (relatifs à l’humilité, à la pudeur et au ’Hessed). Il est donc évident qu’il est permis et même correct de mentir dans ces situations.
Le fait que tous ces cas soient autorisés prouve que les mensonges évoqués dans ces Guémarot ne sont, en réalité, pas prohibés par la Torah. Le Sefer Yéréim[3] affirme que l’interdit de la Torah ne s’applique que lorsque le mensonge nuit à quelqu’un d’autre. C’est la raison pour laquelle Beth Hillel autorise de faire l’éloge de la Kalla. De même, Rabbénou Yona[4] estime que l’interdit ne s’applique pas lorsque le mensonge ne nuit pas à la personne (il appelle cela « Ma Békakh »). Cela explique pourquoi les exemples cités ne sont pas prohibés par la Torah. Dans chaque cas, la personne à qui l’on ment n’est pas affectée négativement par le mensonge.
Notons que d’après Rabbénou Yona, même les mensonges qui ne nuisent pas à autrui sont généralement interdits, au moins par ordre rabbinique, sur la base d’un verset de Michlé, parce que mentir sans raison est mauvais en soi. Toutefois, puisque ces mensonges ne sont pas interdits par la Torah, nos Sages les ont autorisés dans les cas spécifiques évoqués dans la Guémara, où le mensonge n’est pas mal.
C’est la raison pour laquelle certains mensonges sont permis, sans contredire l’interdiction de la Torah. Cependant, d’autres Guémarot autorisent le mensonge, même s’il s’avère être aux dépens de quelqu’un d’autre.
La Guémara (Yébamot 106a) raconte que Rabbi ’Hiya et Abayé promirent de l’argent à un homme qui refusait de faire la ’Halitsa, et une fois qu’il accepta, ils lui avouèrent qu’ils l’avaient trompé.[5]
La « victime » du mensonge est évidemment affectée par ce dernier alors pourquoi ne pas l’inclure dans l’interdit de la Torah ? Ce cas ne se limite pas à la Guémara – la Torah fait le récit de Ya'akov Avinou qui trompa son père Its’hak afin de recevoir les bénédictions réservées à son frère aîné, Essav.[6] Comment Ya'akov a-t-il pu mentir et causer un tel tort à Essav ?[7] Rav Ya'akov Kamenetsky[8] explique qu’il est permis d’utiliser la ruse contre quelqu’un qui est lui-même malhonnête. Essav avait trompé Its'hak en lui faisant croire qu’il était vertueux et qu’il méritait les bénédictions, alors qu’en vérité, il ne l’était pas. Par conséquent, Ya'akov avait le droit d’agir de manière apparemment malhonnête afin d’empêcher Essav, le trompeur, de recevoir les Brakhot.
Cette approche nous enseigne que lorsque la Torah interdit de mentir aux dépens de quelqu’un d’autre, cela n’inclut pas le cas où cette personne ment elle-même ou agit de manière incorrecte. Cela explique également les Guémarot susmentionnées qui permettent de mentir même lorsque cela nuit à quelqu’un d’autre. Dans chaque cas, l’autre personne agissait mal ou était elle-même trompeuse, et il était donc permis de mentir afin d’empêcher ses plans immoraux de se réaliser.[9]
Il nous reste à comprendre quand, du point de vue de la Hachkafa, il est permis de mentir. Rav Dessler[10] explique la définition de la Torah quant au Émet et au Chéker. La Vérité est ce qui mène au Bien et à l’accomplissement de la volonté divine. Quant au Chéker, il nous éloigne de tout cela. Ainsi, si quelqu’un décide, « par honnêteté », de dire la stricte vérité au ’Hatan au sujet de sa Kalla, il cause une douleur inutile qui est clairement en contradiction avec la volonté divine. Il en est de même si l’on dit la « vérité » à propos des actions de son prochain ; cela provoque la discorde et est également contre la volonté de D.ieu[11]. Enfin, si une personne agit de manière malhonnête ou immorale, le fait de déjouer ou contrecarrer ses plans maléfiques est conforme à la volonté d’Hachem.
Ainsi, la définition de la Torah du Émet et du Chéker est beaucoup plus profonde que le simple fait de dire des mots techniquement exacts ou non. Le Émet apporte le bien dans le monde tandis que le Chéker provoque le contraire.
[1] Voir Introduction au Séfer ’Hafets, Assin 13.
[2] De toute évidence, il existe des directives générales pour savoir quand certaines Mitsvot sont outrepassées, comme le Pikoua'h Néfech ou certaines autres situations.
[3] Sefer Yéréim, Mitsva 235.
[4] Chaaré Téchouva, Chaar 3, Maamar 181.
[5] Voir aussi Baba Metsia 76b et Yoma 83b.
[6] Béréchit, Chapitre 27.
[7] En ce qui concerne Its'hak, cette question ne s’applique pas, car c’est finalement pour son bien que Yaacov a reçu la bénédiction à la place d’Essav.
[8] Émet Léyaacov, Béréchit, 27,12.
[9] Inutile de préciser qu’il faut être très prudent lorsqu’on se permet cette attitude dans le quotidien, car on peut avoir tendance à penser que l’autre personne agit mal alors qu’objectivement, ce n’est pas le cas. Dans de telles situations, il faut demander conseil à un Rav.
[10] Mikhtav Mééliyahou, ’Hélek 1, p. 94.
[11] Cela impliquerait également la transgression de Rékhilout.