La Paracha Chéla’h Lékha est restée célèbre dans la tradition juive à de nombreux égards. Bien sûr, l’épisode des explorateurs sur lequel s’ouvre la Paracha est gravé dans tous les esprits, les prescriptions relatives au prélèvement d’une partie de la pâte destinée à faire du pain ont traversé les siècles et continuent d’être observées de nos jours, et nous pouvons également mentionner les versets relatifs à la Mitsva des Tsitsit à la fin de notre Paracha et que nous lisons dans le Chéma plusieurs fois par jour.
Les thèmes sont donc nombreux, et les occasions d’y puiser des enseignements d’une portée éthique ne manquent pas. Nous pouvons porter notre regard vers les premiers versets de notre Paracha qui décrivent les conditions dans lesquelles a démarré cette exploration, et qui évoquent, à demi-mot, l’état d’esprit des explorateurs (ch. 13, versets 1 et 2) : « L’Éternel parla ainsi à Moïse : "Envoie toi-même des hommes pour explorer le pays de Canaan, que je destine aux enfants d'Israël ; vous enverrez un homme respectivement par tribu paternelle, tous éminents parmi eux" ».
Dans son commentaire, Rachi explique pourquoi cet épisode fait suite à celui de Myriam la semaine dernière et donne cette explication :
Envoie-toi des hommes : Pourquoi le chapitre relatif aux explorateurs fait-il immédiatement suite à celui de Myriam ? Parce qu’elle a été punie pour avoir calomnié son frère, et ces dépravés, qui ont pourtant assisté à cet événement, n’en ont pas tiré la leçon (Midrach Tan‘houma).
Rachi emploie un terme délibérément fort pour qualifier l’attitude des explorateurs : « Réchaïm », signifiant dépravés ou mauvais. Pourtant, à propos du verset suivant (ch. 13, verset 3), commentant le verset : « Et Moïse les envoya du désert de Pharan, selon la parole de l'Éternel ; ils étaient tous des hommes considérables entre les enfants d'Israël », Rachi écrit ce commentaire :
Tous des hommes (Anachim) : Toutes les fois où le texte emploie le mot Anachim (hommes), c’est pour souligner la considération dont ils font l’objet. Et à ce moment-là, ils étaient irréprochables.
Cette juxtaposition de deux versets portant un sens opposé sur les qualités des explorateurs a de quoi surprendre. Peut-on, en l’espace de deux versets, être qualifiés d’hommes irréprochables puis de dépravés ?
La tradition juive est pleinement consciente que le tempérament de l’homme et sa vertu sont bien souvent fragiles, et de fait, la construction de l’homme et sa quête de perfectibilité morale sont un travail de chaque instant pour lequel nous ne devons ni préjuger de nos forces, ni baisser la garde. L’homme peut effectivement être irréprochable un jour, et s’égarer le lendemain. Parfois, ce basculement peut même s’opérer d’un instant à l’autre.
Les Sages du Talmud (traité Kiddouchine p.30b) expliquent ce principe de la manière suivante : « Toute l’activité et la préoccupation permanente du Yétser Hara sont focalisées sur l’homme » afin d’essayer de le mener à la faute. Nos Sages nous enseignent ainsi que « le mauvais penchant se renouvelle chaque jour » et qu’il « menace l’homme chaque jour de le dominer et même de le tuer ».
Ces versets nous révèlent ainsi que l’homme est engagé, malgré lui, dans une lutte contre des tendances négatives, mortifères pourrait-on dire, inhérentes à la nature humaine et qui œuvrent en lui-même à son insu. Il ne s’agit pas simplement pour l’homme de s’abstenir de fauter, mais il doit également rester sur ses gardes pour déjouer les attaques du mauvais penchant. Celles-ci cherchent essentiellement à éloigner l’homme de son Créateur, D.ieu nous en préserve, en l’éloignant des prescriptions de la Torah à travers différents stratagèmes et calculs que le mauvais penchant instille dans l’esprit de l’homme.
Mais naturellement, nos Sages ne s’arrêtent pas là et nous livrent le secret pour sortir victorieux de ce combat permanent : « Ainsi, le Saint béni soit-Il dit à Israël : Mes fils, J’ai créé le mauvais penchant et Je lui ai créé la Torah comme antidote. Si vous vous adonnez à la Torah, vous ne serez pas livrés entre ses mains ».
Le principe du Yétser Hara (mauvais penchant) ne peut être appréhendé de manière caricaturale sous peine de méconnaître sa perversité et d’ignorer les masques qu’il emprunte pour faire chuter l’homme. Il peut parfois s’exprimer de manière grossière et nous saurons alors, avec l’aide d’Hachem, le démasquer plus facilement. Mais il peut aussi parfois prendre des visages plus fins, se draper derrière des airs de « bonne action », prétendre incarner la bonne voie à suivre etc. L’homme peut alors se sentir démuni et ne pas savoir comment choisir entre des solutions qui peuvent lui paraître également « bonnes ».
La prière et l’étude de la Torah sont alors les meilleures alliées de l’homme pour l’aider à trouver la bonne manière d’agir et le protéger des attaques du mauvais penchant. Ce n’est pas un hasard si dans notre Paracha, les deux explorateurs qui ne fautèrent pas sont Yéhochoua et Calev, qui se sont reliés à la Torah et à Hachem avant l’exploration, à travers la bénédiction de Moché pour le premier, et la prière et le mérite des Patriarches pour le second.
Aussi, pouvons-nous comprendre comment les mêmes personnes peuvent être qualifiées tour à tour de personnes « irréprochables », puis de « dépravées ». L’homme n’est pas déterminé à faire le mal, mais il n’est pas non plus déterminé à faire le bien. L’orientation qu’il donne à sa vie est un choix permanent, une volonté qui doit être affirmée à tous les instants en se reliant à la Torah, et en priant pour savoir comment faire les bons choix.
Le Rambam, dans les lois relatives au repentir, nous enseigne : « A tout homme a été donné le libre arbitre. S’il désire s’engager dans la voie du bien et être un juste, il ne tient qu’à lui. S’il veut, au contraire, s’engager dans la voie du mal et être un méchant, il lui est tout loisible également ».
A cet égard, il est très significatif que la Haftara que nos Sages ont choisi pour accompagner notre Paracha soit celle de Ra’hav. Cette dernière, qualifiée de courtisane, au début de notre texte, va sauver la vie des deux explorateurs envoyés par Josué, dont elle deviendra plus tard l’épouse. Cet épisode souligne à nouveau que l’homme ne doit ni se reposer sur ces vertus, ni désespérer de sa mauvaise conduite. Chaque instant que l’homme vit est un cadeau inestimable que D.ieu lui fait et qui peut être l’occasion d’une révolution, à l’image de Ra’hav qui trouva la force en elle-même de renoncer à sa vie dégradante pour rejoindre le peuple d’Israël et devenir l’épouse de son dirigeant.
L’homme est ainsi libre à chaque instant de faire le bien, de décider de changer sa vie pour une vie meilleure et de jouer le « grand jeu de la vie » (Rav R. Sadin).
Puisse Hachem nous aider à trouver la force d’inscrire nos pas dans les voies de la Torah et d’affirmer à chaque instant notre liberté en renforçant notre lien et notre proximité avec Lui !