La paracha des explorateurs a laissé derrière elle les marques profondes d’une rupture, car la génération qui sort d’Egypte et qui reçoit la Torah au Mont Sinaï n’est pas celle qui est entrée en terre d’Israël. Et, tant que les deux ne sont pas à nouveau nouées dans une seule et même génération, la guéoula est impossible…
Cette idée est exprimée plus directement encore dans le Talmud. Puisqu’au sujet du verset : « Alors toute la communauté se souleva et poussa des cris et, pendant cette nuit, le peuple gémit » (Bamidbar 14, 1), « Raba enseigne au nom de rabbi Yo’hanan que cette nuit fut celle du 9 Av, le Saint béni Soit-il ayant déclaré à l’assemblée d’Israël : "Vous versez des larmes pour rien, et Moi Je décrète des pleurs pour toutes les générations" » (Traité talmudique Sanhédrin, p.104/b).
En d’autres termes : cette brèche dans le maintien du Temple comme lieu d’équilibre du globe terrestre, presse Israël à surmonter, chaque année, la contradiction de sa présence physique dans le monde et tout particulièrement sur sa propre terre. Et ce, jusqu’à la géoula définitive. Les pleurs de la disparition du Temple sont ainsi versés par toutes les générations, depuis celle du désert (dor haMidbar) – dont les membres creusaient chaque soir du 9 Av leur propre tombe pour y recevoir leur verdict, jusqu’aux dernières (Traité Taanit, p.26/b)... La première étant inscrite dans le Séfer Torah, elle nous a transmis son héritage, son existence. Si bien que notre présence sur la terre est nécessairement frappée de cet anathème : « Vos dépouilles resteront dans ce désert, vous tous qui avaient été dénombrés, tous tant que vous êtes, âgés de vingt ans et au-delà, qui avez murmuré contre Moi ! » (Bamidbar, 14, 29).
On comprend en quoi l’inauguration du premier et du deuxième Temples de Jérusalem n’a pas laissé place dans notre calendrier à une quelconque festivité commémorative. Car, la rupture existentielle entre la terre d’Israël et le peuple de la Torah ne peut être résolue qu’à travers la réparation de la faute commise par explorateurs
« VéImassou béErets ‘Hemda – Et ils montrèrent du dédain envers un pays de délices » (Téhilim 106, 24) enseigne David ! La royauté d’Israël elle-même porte les stigmates de cette rupture. Aucune dimension politique, même celle de David, ne saurait être à l’abri de cette nuit du 9 Av. Et l’on comprend en ce sens en quoi l’inauguration du premier et du second Temples de Jérusalem n’a pas laissé trace dans notre calendrier à une quelconque festivité commémorative. Car, malgré le Temple, la fin de l’exil n’était pas encore arrivée.
C’est donc là-bas, dans la clarification de la faute des explorateurs, que la rupture existentielle entre la terre d’Israël et son peuple trouve sa résolution. Or, la faute de cette génération aura été de repousser provisoirement – juste avant son entrée en terre d’Israël – l’exigence à laquelle le dévoilement de la terre promise nous convie, et d’avoir préféré voir par elle-même, par ses propres moyens, une réalité déjà inscrite dans son essence même ! D’avoir voulu « vérifier (liDa véléHakir) la beauté de la dimension physique propre à la terre dans sa concrétude ici-bas », alors que « les membres du peuple d’Israël avaient déjà accédé à la pleine conscience de la splendeur [spirituelle] de l’essence de la terre de la promesse (erets haNiv’hérèt), puisqu’ils avaient déjà fait l’expérience de la Présence divine (haChékhina) les accompagnant en permanence » (rav Moché David Vali, Bamidbar, p.116sq.).
Au lieu d’inscrire la terre d’Israël dans le projet divin et d’y dévoiler la Torah, c’est-à-dire la dimension spirituelle de sa promesse, l’erreur de la génération du désert aura été d’avoir voulu vivre sur la terre d’Israël en accord avec l’ordre naturel et sa causalité. Et d’avoir, de cette manière, enfermé sa promesse dans les méandres de l’Histoire…
Chacun d’entre nous doit porter son attention non pas sur ce que la terre d’Israël lui apporte, mais sur la manière dont il y dévoile la Torah
Une faute reconduisant, dans chaque génération, l’épreuve qui habite désormais chacun des membres du peuple juif. Car, de même que les explorateurs ne se dirigeaient plus vers la terre de la promesse, mais vers une autre terre, celle qui devait correspondre à ce qu’ils en attendaient seulement, de même, chacun d’entre nous doit porter son attention non pas sur ce que la terre lui apporte, mais sur la manière dont il y dévoile la Torah. Sur la vérité de la loi qui commande sa réalité juive. C’est-à-dire : non pas à travers notre rapport à la terre, mais bien plutôt à travers celui que nous entretenons avec notre être même, porteurs de la Torah et de sa nécessité. C’est vers la dimension intérieure d’Israël que nous avons conquise à la sortie d’Egypte – et qui porte aujourd’hui nos « dépouilles » dans le désert de l’exil – que nous devons porter notre regard. Car la terre d’Israël ne s’acquiert totalement qu’à l’aide de la émouna (Cf. notre article « A propos du premier Rachi… », et aussi « Avraham Avinou ou la conquête d’Israël »).
Dor déa
On ne s’étonnera donc pas de voir que la génération du désert est aussi appelée le dor déa – la génération de la connaissance. C’est elle en effet qui nous a transmis la conscience de notre dimension métaphysique et de ce désir (techouka) que nous avons de la terre d’Israël. Ayant vécu les plus hauts dévoilements qui soient, les miracles de la sortie d’Egypte et de la traversée de la Mer rouge, les nuées de gloire et la révélation sinaïtique, le dor déa habite notre mémoire, nous rappelant les véritables perspectives de notre présence sur terre : l’exigence de la révélation sinaïtique !
Or, nos Sages enseignent par ailleurs que si Moché rabbénou n’est pas entré en terre sainte, c’est parce que le dévoilement des premières Tables dont il est le messager aurait illuminé de telle manière notre présence sur la terre de la promesse qu’Israël aurait atteint son apogée, et l’exil, sa conclusion. Le Séfer Torah, l’écriture éternelle déposée au Mont Sinaï, s’arrête donc avant que Yéhochoua ne pénètre dans le pays de Canaan… Ce qui signifie en d’autres termes que la Torah de la terre d’Israël n’a pas quitté le désert et qu’elle attend encore son dévoilement (voir nos textes intitulés : « La Torah du désert » et « Le Séfer Torah de l’exil »)
Seule l’étude de la Torah a la capacité de faire passer la terre d’Israël d’une terre d’exil à la terre promise
Car précisément, dévoiler la Torah en Israël c’est faire apparaître la terre sainte ; c’est faire apparaître le projet du monde : D.ieu conduisant l’Histoire. Telle fut l’œuvre de David, et après lui de son fils Chlomo, ou encore d’Ezra haSofer. Seule l’étude de la Torah a la capacité de faire passer la terre d’Israël d’une terre d’exil à la terre promise. L’accomplissement du projet divin est fonction de notre disposition à le faire être, et le moteur essentiel de la géoula, c’est l’étude et le respect de la Torah.