La démocratie demande, on le sait, que les dirigeants d’un pays, d’une ville, d’une société soient élus de façon périodique par les habitants ou les membres de la société. Cette règle permet le bon fonctionnement des organisations. Règle utile, certes, mais qui peut aboutir à des désordres, si les dirigeants changent trop souvent. Les élections récentes aux Etats-Unis semblent justifier cette règle, d’autant plus qu’une période de 4 ans apparaît bien courte pour pouvoir agir de façon efficace. En tant que témoins, nullement acteurs, de façon active, il est nécessaire cependant d’exprimer notre réflexion.
Dans un premier temps, il est évident que ce ne sont pas les hommes qui, réellement, agissent. Le roi Salomon l’a dit : « Le cœur des rois est entre les mains de l’Eternel » est-il écrit dans Michlé-(Les Proverbes, ch. 21). Mais au-delà de cette évidence, il n’est pas sans intérêt de tenter d’analyser la situation actuelle, à la suite des remous liés aux élections américaines. Une première remarque s’impose : le dernier président, Donald Trump, a marqué sa présidence de façon plus profonde que de nombreux autres présidents. Il a aussi été plus critiqué ; il a suscité de fortes oppositions. On l’a même calomnié, en estimant qu’il était malade mental, ce qui était évidemment inimaginable pour un Président des Etats-Unis. Ces calomnies ont certainement contribué à sa défaite ! Une première constatation s’impose : les « fake news » agissent beaucoup. Les réseaux sociaux détruisent le tissu de la société.
Il s’agit cependant – en conséquence de la pandémie universelle – de dépasser un cas particulier. Dans un passé encore pas trop éloigné, les oppositions idéologiques – gauche, droite, conservateurs ou libéraux – fonctionnaient encore. Ce qui apparaît aujourd’hui, c’est l’inversion des valeurs et leur transformation en exaltation ou sublimation du rôle de l’individu. Ce n’est plus le temps où, comme autrefois, la valeur se justifie au niveau de son intérêt pour la société, mais plutôt la transformation vient du fait que chacun peut trouver une valeur qui le satisfait ou qui lui déplait, et il transmet ce sentiment, à travers la multiplication numérique, à des millions d’individus. C’est ainsi qu’en s’exprimant dans son twitter, l’écho devient universel ! La technologie moderne amplifie le fait que chacun veut donner son avis personnel sur les événements. On peut ainsi faire tomber des gouvernements ou des entreprises, en faisant relayer une opinion négative par des millions d’individus. Cette thèse est soutenue par un essayiste, Eric Sadin, dans son dernier livre : « L’Ere de l’individu tyran ». Cet auteur avait déjà dans « La Siliconisation du monde », en 2016, dénoncé les dangers de l’influence grandissante du numérique dans notre civilisation. Le paradoxe de notre époque réside dans le fait que l’idée première de la démocratie, dans l’agora d’Athènes, était que c’est à partir d’un rassemblement du peuple – démos – que s’affirmaient les lois. A l’ère numérique, l’individu devient le tyran du public, dans la mesure où c’est lui qui entraîne le public dans son sillage. Dans l’univers numérique, qui permet à l’individu de s’exprimer sans fard, sans aucune réserve, « le privé devient public, la transparence impose son diktat, et le secret s’évapore au profit de la colère » (L’Express n° 3614, p. 68, du 8 au 14 Octobre 2020). Selon l’analyse percutante de Sadin, « le monde selon Facebook est un monde sans pensée, il n’y a que du contenu… avec Twitter, la parole l’emporte sur l’action » (ibid.). Cette dictature violente de l’individu qui cherche à emporter l’adhésion du lecteur, est ainsi tyrannique, et dangereuse. C’est le domaine de l’« individu roi », dans cette lecture critique de Sadin des conséquences de l’influence numérique sur notre époque. Il importe, selon lui, de se méfier de cette autorité tyrannique de l’individu.
Une question se pose pour le Juif croyant : ne trouve-t-on pas dans la tradition rabbinique cette importance essentielle du rôle de l’individu ? La Michna du traité Sanhédrin nous dit, en effet, que « chaque individu particulier peut se dire : c’est pour moi que le monde a été créé » (Traité Sanhédrin Ch. 4). Ici aussi, l’individu est exalté, au centre de l’univers. Il peut, selon le texte de la Guemara, transformer un verdict pour l’humanité entière. Mais la raison est, ici, différente : l’individu, le Juif, est le REFLET de la transcendance. Ce n’est pas par son avis personnel qu’il tranche, qu’il exerce son influence. Reflet de l’infini, il exprime la vérité du fini ici-bas. Son rôle est celui d’un passeur qui transmet la parole du Tout-Puissant. Il ne s’agit pas d’une affirmation spontanée, non réfléchie, sur Twitter, mais de l’expression de la Vérité du Tout-Puissant. Le Juif peut se tromper, c’est légitime, mais son trajet est celui de la Transcendance. C’est cette mission dont le Juif est chargé, dans une époque vide et absente de Valeur absolue ! Retrouvons cette vérité, dépassons l’ère numérique, ne nous laissons pas aveugler par l’éphémère, pour aboutir à l’Eternel.