Une attitude bien connue est que, vers la vieillesse, des individus qui étaient éloignés de la foi retrouvent les traditions ancestrales et s’identifient à la religion, alors qu’ils étaient, leur vie durant, moins reliés aux pratiques. Blâmer une telle conduite serait stupide, car il est, en réalité, naturel de faire un bilan et de jeter, en fin de parcours, un regard nostalgique sur le passé. C’est cette évocation du passé, d’une grand-mère qui ne parlait que Yiddish, que l’un des plus prestigieux juristes français, Robert Badinter, présente dans son livre « Idiss », paru récemment. Il le décrit avec amour, avec piété, et raconte, entre autres, l’allumage des bougies par sa grand-mère, le vendredi soir. « Au temps de mon enfance, tous les vendredis, quand tombait la nuit, ma grand-mère Idiss allumait les bougies pour dire les prières du Shabbat. Je voyais ma grand-mère la tête recouverte d’un châle blanc, balançant ses épaules au rythme de la prière en hébreu. Elle tenait ses mains grandes ouvertes vers la flamme, et murmurait très vite à voix assourdie les paroles rituelles comme un ruisseau d’eau vive qui s’écoule ». Le ton est donné ; l’appréciation, l’admiration, l’affection pour ce passé, pour cette grand-mère, pour cet acte religieux, la « Kabbalat Chabbath » [l’accueil du Chabbath], apparaissent clairement.
La personnalité de Robert Badinter est bien connue en France. Juriste de renom, il a été Garde des Sceaux (Ministre de la Justice) sous Mitterrand, il a fait voter en 1981 l’abolition de la peine de mort ; il a été longtemps Président du Conseil Constitutionnel, l’instance juridique la plus élevée en France. Cette évocation est, sans doute, spécialement émouvante, et suscite indiscutablement l’admiration. Le souci de transmission de cette fidélité affective est également ressenti, puisque le livre est dédié à ses petits-enfants. Il y a ici, pour ce personnage, nonagénaire aujourd’hui, un témoignage d’amour qui dépasse les générations et qui ne peut qu’émouvoir.
Mais une question, cependant, reste posée : cette transmission peut-elle continuer ? Peut-elle s’insérer dans la tradition, dans le devenir historique du peuple juif ? Dans la première bénédiction de la Amida (Chemoné Essré) que le fidèle récite 3 fois par jour, il est écrit que le Tout-Puissant « זוכר חסדי אבות ומביא גואל לבני בניהם – se souvient des bienfaits des pères et enverra un Libérateur à leurs descendants ». Le passage de témoin des ancêtres aux descendants est lié à la fidélité à la tradition.
On connaît l’indignation des habitants du quartier orthodoxe, Méah Chéarim, quand ils voient passer des touristes juifs américains dans leur quartier, auxquels le guide explique : « Ici, vous voyez comment vivaient vos parents. C’est ici le musée de la tradition ». Il est évident que ce n’est pas là l’intention de Robert Badinter qui est, certainement, conscient que ce n’est pas la simple évocation émouvante de la grand-mère qui illustre la continuité de l’histoire juive.
Sans lien concret avec la fidélité à l’Alliance entre le Créateur et le peuple d’Israël, comment maintenir cette alliance ? Il existe un devenir historique, il existe une espérance : de cette histoire, de cette espérance, il ne fait aucun doute que Robert Badinter a prouvé qu’il en ressentait la charge, et ce dernier livre en porte le témoignage vivant. Mais il nous importe de savoir comment continuer à transmettre cette tradition, pour garantir la pérennité de l’histoire du peuple. Seule une fidélité absolue aux valeurs et aux actes traditionnels assureront l’avenir, car ils sont porteurs d’une promesse bimillénaire qui, au-delà du message d’Israël, doit apporter le salut à l’humanité.