Les enfants ont été les premiers à remarquer son absence, peut-être à cause des friandises qu'il avait l'habitude de leur distribuer... et qui leur manquaient.

Il arrivait toujours au Beth Haknesset vêtu d'un costume trop large et délavé. Ses grandes poches étaient, en général, gonflées de bonbons qu'il distribuait tout en essayant de les caresser.

Dans le paysage fébrile de Manhattan, il démarquait nettement, et, pourtant, les membres de la communauté le considéraient comme l'un des leurs à part entière. Il n'a jamais dérangé personne. Chaque jour, de sa démarche lourde, il se rendait au Beth Haknesset, s'asseyait dans son coin, ouvrait une Guémara ou priait.

L'épicier du quartier n'avait pas plus de contact avec lui, si ce n'est le "bonjour" guttural et plein de tristesse que son client faisait entendre chaque matin. Le seul lien de ce juif insolite avec ses voisins était le bruit de sa porte qui s'ouvrait en grinçant, et le claquement de ses pas lorsqu'il descendait l'escalier.

La plupart du temps, il s'enfermait chez lui et refusait de quitter sa maison, même pour les repas de Chabbath. Il déclinait toute invitation... On ne savait strictement rien de lui. Était-il seul au monde ? Jamais il ne grondait les enfants pour leur demander le silence, au contraire, il les regardait avec amour, nostalgie et, très souvent, ses yeux s'emplissaient de larmes.

---

Un jour, pourtant, on remarqua qu'on entendait plus sa porte grincer ni ses pas dans la cage d'escalier. Les voisins se demandèrent où pouvait bien avoir disparu la silhouette courbée qui se dirigeait tous les matins vers l'épicerie. Cependant, les seuls qui passèrent à l'action furent les enfants. Depuis quelques jours déjà, celui qui contemplait si souvent leurs jeux, qui leur distribuait des friandises n'était pas apparu. Ils postèrent des gardes au seuil de son appartement pour guetter l'une de ses éventuelles sorties, mais sa porte restait close.

Alerté, le Rav du quartier voulut savoir s’il était tombé malade et s'il avait besoin d'aide. Accompagné de deux autres personnes, il frappa à la porte dans l'attente d'entendre le bruit des pas du vieil homme, mais il n'y eut aucune réponse. On redoubla de coups, on fit tinter la sonnette, on essaya de téléphoner, mais, pour toute réponse, on obtint le silence.

Finalement, on appela la police qui défonça la porte. Les secouristes qui entrèrent dans l'appartement découvrir le corps sans vie du vieillard, couché sur son lit.

---

Dans cette petite communauté américaine, la nouvelle se répandit comme une trainée de poudre. Sans tarder, on s'affaira pour préparer l'enterrement du "vieillard bien-aimé" afin de lui rendre les derniers honneurs.

Aidé des Gabaïm, le Rav entreprit des recherches dans la misérable demeure du défunt dans l'espoir de découvrir l'existence d'un proche parent à avertir de l'enterrement et un éventuel héritage. Après quelques fouilles, on trouva un vieux carnet contenant des informations personnelles et le numéro de téléphone de son fils.

Sans perdre de temps, le Rav composa le numéro pour le mettre au courant de la mort de son père et fixer avec lui l'heure de l'enterrement. D'après la réponse qu'il reçut, le Rav comprit que le fils avait cessé depuis longtemps d'observer la Torah, et qu'il avait abandonné non seulement son Père qui est au ciel, mais aussi son père sur terre, qu'il avait laissé seul au monde, sans aide ni soutien.

Même les Gabaïm s'en rendirent compte quand ils entendirent ses hurlements à travers l'écouteur :

"Cela fait vingt ans que je n'ai pas vu mon père, vingt ans que je n'ai pas parlé avec lui ! Je ne ressens aucun besoin de venir, et je ne vois aucune raison d'être présent à son enterrement !"

Le Rav était suffoqué, mais il n'a pas cédé.

- Et qui dira le Kaddich pour votre père ?

- Je n'observe rien du Judaïsme, je ne crois pas au Kaddich, et c'est pourquoi je ne le réciterai pas !, répondit l'homme avec arrogance. Je n'ai donc nul besoin d'assister à l'enterrement !

Mais le Rav n'a pas lâché son interlocuteur.

- Vous ne savez pas ce qu'est le Kaddich. Ce n'est pas une prière pour le défunt. C'est une proclamation de la grandeur et de l'éternité du nom de D.ieu. C'est une prière qui protège des punitions, des malheurs, et qui prolonge la vie de l'homme. En récitant le Kaddich, on acquiert le mérite de sanctifier le Nom divin parce qu'on donne aux fidèles l'occasion de répondre : "Amen, Yéhé Chémé Rabba Mévorakh...". Cette proclamation publique constitue l'essentiel du Kaddich. Faites donc un effort et venez prier pour vous-même, pour votre propre personne, insista le Rav. Pendant toute votre vie, vous avez causé énormément de peine à votre père. Vous ne lui avez accordé aucun instant de bonheur dans le monde futur!

Finalement, à force de supplications, de discussions, et d'efforts de persuasion du Rav, le fils accepta de venir à l'enterrement de son père et dire le Kaddich, peut-être uniquement pour que le Rav le laisse en paix.

---

Il ne fut pas facile de fixer l'heure de l'enterrement. Le fils, un brillant homme d'affaires qui possédait un grand bureau au Centre Mondial du Commerce, situé dans les "Tours Jumelles" accepta que les funérailles se fassent rapidement afin de ne rien perdre de son emploi du temps surchargé.

L'enterrement fut donc fixé au 23 Elloul 5761, 11 septembre 2001 à 8h30.

Le fils, un businessman hautain et arrogant, arriva le lendemain à l'heure dite, et demanda de commencer immédiatement la cérémonie.

Devant la tombe fraîche, sans la moindre émotion ni la moindre ferveur, le fils récita le Kaddich en le répétant froidement mot à mot après le Rav. Pour lui, l'essentiel était que tout ce cérémonial se termine au plus vite pour retourner aussitôt à ses affaires.

Ensuite, le Rav prononça un court mais émouvant Hessped (oraison funèbre).

Après lui, un des voisins prit la parole, mais il ne poursuivit pas longtemps son sermon. Une terrible explosion se fit entendre. Un avion avait heurté l'une des "Tours Jumelles" qui s'enflamma. Prise d'hystérie, l'assistance se dispersa tout d'un coup.

Le cimetière se vida soudain. Seule la silhouette courbée d'un businessman qui avait été hautain et orgueilleux resta près de la tombe. Profondément bouleversé, pour la première fois depuis des années, il ressentait le lien qui l'unissait à son père. "Papa..., dit-il d'une voix brisée, grâce à toi j'ai reçu ma vie en cadeau ! Merci, ô mon D.ieu !"

Et il se mit à réciter de nouveau les mots du Kaddich, mais avec un tout autre sentiment : celui d'un fils qui a été sauvé grâce au Kaddich, et qui a retrouvé son Père.