Je suis un Juif du 21ème siècle et je ne fais pas Chabbath, D.ieu me déteste-t-Il ?
C’est une question que beaucoup de Juifs préfèrent ne pas se poser par crainte de la réponse. Après tout, se disent-ils, la réponse n’est-elle pas connue d’avance, la Torah maudit ceux qui ne la respectent pas, non ?
L’intérêt de traiter ce sujet est double. D’un côté, pour ces millions de Juifs qui sont loin de la pratique de la Torah et des Mitsvot, et qui se considèrent répudiés par la Torah. Lourds de culpabilité, ils peinent à tisser des liens avec leur Père céleste. De l’autre, certaines personnes pratiquantes qui ne saisiraient pas les nuances de la Providence divine au point d’accabler leurs frères si différents d’eux…
Établissons les choses telles qu’elles paraissent l’être (a priori).
La Torah parle de Tsadikim (des Justes) et de Rechaïm (des Impies). Elle distingue le Juste de l’Impie par le fait que l’un respecte ses préceptes, l’autre non. De fait, l’un mérite ses bénédictions, l’autre l’inverse ; l’un a sa place au Paradis, l’autre en face, là où il fait très chaud…
Fort de ce constat, tout Juif qui n’entrerait pas dans la catégorie du “pratiquant” se verrait relégué automatiquement à celle du “non-pratiquant” et du même coup, défini comme « Racha ». Est-ce réellement le cas ?
Revenons aux sources.
Lorsque les Hébreux sortirent du pénible exil passé dans le creuset de fer égyptien (Deutéronome 4, 20), leur niveau spirituel était incommensurable, au point que la servante eut accès à des visions célestes que même le prophète Ye’hezkel fils de Bouzi ne parvint pas à saisir (Mé’hilta Chira chapitre 3). Les miracles opéraient sous leurs yeux par le Saint Béni soit-Il en personne, comme le dit l’auteur de la Haggada « pas par l’intermédiaire d’un ange, ni d’un séraphin mais par l’intermédiaire de D.ieu en personne », la compagnie de Moché, père des prophètes, puis bien entendu, la Révélation au pied du mont Sinaï, qui propulsa la nation tout entière à un niveau spirituel proche de celui des anges.
Mais une telle proximité allait de pair avec une exigeante rigueur, passant le moindre manquement au crible fin. Lèse-majesté oblige !
Ainsi, la Guémara dans le traité Yoma, page 75, explique que la Manne - ce pain céleste venu du Ciel - était distribuée en fonction du niveau spirituel de chaque individu. Les plus pieux la recevaient sur le pas de leur porte, les personnes intermédiaires la recevaient à proximité de chez elles et les « impies » devaient, quant à eux, aller à sa recherche. Tout le monde était donc au courant du niveau spirituel de chacun et la Providence s’appliquait à le souligner… Une attitude que la Guémara dans Baba Kama (page 50) explique par le fait que « D.ieu est pointilleux avec Ses saints à la mesure de l’épaisseur d’un cheveu ».
Par la suite, le peuple fauta - épisode du veau d’or, des explorateurs, plaintes dans le désert et toutes sortes de comportements qui allaient changer quelque peu la donne. En réaction à cela, D.ieu dit : « Mais alors même, Je persisterai, Moi, à dérober Ma face, à cause du grave méfait qu'il aura commis » (Deutéronome 31, 18). Cette punition terrible couvrit d’un voile obscur l'éclat de la Providence divine, dont l'opacité alla grandissant au fil des générations. Petit à petit, le peuple d’Israël ne distinguait plus aussi nettement la rétribution de ses actes, ni l’intensité de la Présence divine… Le terrain devint de plus en plus flou.
Or, comme l’explique le Kouzari et d’autres encore, cette “punition” visait, outre son côté punitif, à permettre une plus grande longanimité vis-à-vis des écarts de comportement du peuple. Une telle proximité avec le divin impliquait de facto une rigueur maximale que le peuple ne fut plus à même de supporter au fil des générations.
C’est dans ce contexte obscur et flouté par les trames d’un exil éreintant qu’émergea un nouveau statut pour le Juif, celui « d’enfant capturé parmi les non-juifs » comme le définit la Guémara dans le traité Chabbath, page 68. Dans une conjoncture où le peuple juif est loin de sa terre, loin de sa culture, mêlé parmi les nations, parfois contraint d’y être assimilé… certaines personnes qui ont perdu toute idée du judaïsme, entrent contre leur gré dans cette nouvelle catégorie de Juifs irresponsables de leurs fautes.
Le ‘Hazon Ich, l’un des maîtres de la génération passée, chef spirituel des « ultra-orthodoxes » comme on les appelle, établit dans son commentaire sur le Choul’han Aroukh (Yoré Déa, Ch’hita alinéa 2) la règle suivante : « Il n’y a la possibilité de punir à l’extrême que lors d’une période où la Providence divine est dévoilée, comme à l’époque où les miracles étaient courants et qu’on se servait des voix célestes. Une époque où les Justes de la génération étaient accompagnés d’une directive divine personnalisée qui était visible de tous, alors les impies étaient considérés par tous comme des êtres se livrant à leurs bas instincts, et ne cherchant qu’à s’adonner à la perversité. Alors, l’éradication des impies était un bienfait pour l’humanité toute entière, car tout le monde comprenait que leurs comportements amenaient l’épidémie dans le monde, mais de nos jours où les fondements de la foi sont oubliés des basses couches du peuple, il n’y a plus dans la punition des "impies" d’effet correcteur, mais au contraire un effet destructeur et violent. Or, étant donné que tout notre but est de corriger les mœurs, nous devons ramener (les égarés) par des cordes d’amour et les guider vers la lumière autant que faire se peut ».
Le ‘Hazon Ich dit que ces Juifs, loin des valeurs du judaïsme, élevés dans des cultures profanes, allant souvent totalement à l’encontre des valeurs de la Torah, entrent dans la catégorie d’enfants qui auraient été enlevés parmi les non-juifs, dont tous les péchés n’ont pas de valeur absolue aux yeux de D.ieu. La Torah ne s’est pas exprimée à leur égard lorsqu’elle parlait des châtiments réservés aux renégats. Son intention était de s’adresser aux “vrais impies”, ceux qui connaissent les fondements de la Torah et qui par des idéologies fallacieuses s’en libèrent (Voir Tossefot Pessa’him page 49).
C’est ce que souligne le Rav ‘Haïm Kanievsky Chlita dans son livre Dolé Oumachké (page 491) « le statut de “capturé” parmi les non-juifs est le même que celui qui commettrait des péchés par inadvertance… Les non-pratiquants aujourd’hui sont tous considérés comme potentiellement “capturés” parmi les non-juifs car nous supposons que personne ne les a réprimandés ». Et comme le dit le Hagaot Maïmonide (Déot chapitre 6), il est interdit de détester un mécréant s’il n’a pas été réprimandé sur ses méfaits et qu’il a refusé la réprimande ; or, le Maaram miLublin (alinéa 13) explique que cette Mitsva de haïr les mécréants, s’ils refusent la réprimande, n’existe plus de nos jours, puisqu’aujourd’hui, personne n’est à même de réprimander correctement son prochain. « Pour nous, ils sont toujours considérés comme avant la réprimande puisque nous ne sommes plus à même de réprimander comme il se doit », dit-il.
D’ailleurs, l’auteur du célèbre Binyan Tsion, Rav Ethinger (‘Hadachot alinéa 23) mettait en exergue le paradoxe de beaucoup de Juifs non pratiquants par rapport aux lois de la Torah concernant les mécréants, afin de démontrer qu’ils n’avaient rien à voir les uns avec les autres. « La pratique du Chabbath s’est tellement perdue, que pour la majorité, la transgression du Chabbath n’est même plus vue comme un interdit… D’ailleurs, il y en a qui prient la prière de Chabbath et qui font le Kiddouch, puis qui transgressent le Chabbath par des travaux interdits par la Torah. Or, celui qui transgresse le Chabbath est considéré comme mécréant car, par sa transgression du Chabbath, il renie le fait que D.ieu a créé le monde en six jours, mais lui le reconnaît pourtant par le fait qu’il prie et réalise le Kiddouch. Il en va de même pour leurs enfants, qui n’ont pas eu la moindre idée de l’importance du Chabbath. Ils sont considérés comme des enfants captifs parmi les non-juifs comme le Choul’han 'Aroukh le dit alinéa 485. »
Pareil pour le ‘Helkat Yaakov (Ora’h ‘Haïm alinéa 20) et le Choel Ouméchiv qui affirment que ceux qui transgressent le Chabbath de nos jours ne connaissent pas réellement la gravité de leurs actes ; ils les considèrent eux aussi comme des « enfants élevés parmi les non-juifs ». Toutefois, le Rav Elyachiv expliquait qu’une personne qui grandirait aux côtés de gens religieux ne serait pas automatiquement considérée « en captivité parmi les non-juifs » puisqu’elle aurait la possibilité de se renseigner sur les pratiques de sa propre culture. Le ‘Hazon Ich, lui, maintenait que même dans une telle situation, une telle personne ne perdrait pas son statut « d’élevé parmi les non-juifs », car l’ambiance dans laquelle vivent aujourd’hui les non-religieux les empêchent souvent de considérer le monde de la Torah à sa juste valeur.
Quels rapports entretenir avec les non-pratiquants ?
Comment comprendre alors le roi David qui dit dans ses Psaumes « Je déteste ceux qui Te haïssent, j’ai en horreur ceux qui se dressent contre Toi » (139:21) et d’autres enseignements de la Torah qu’on peut trouver par-ci par-là ?
La réponse est qu’il ne s’agit pas du non-religieux du 21ème siècle qui aurait été déconnecté des valeurs du judaïsme. Il s’agit comme le Rambam le dit dans son commentaire sur la Michna (Sanhédrin chapitre ‘Hélèk, les 13 fondements) de quelqu’un qui rejetterait les fondements du judaïsme : « Lorsqu’un homme croira en ses fondements… il est partie intégrante du peuple d’Israël et il est ordonné à tous les Juifs de l’aimer, de le respecter, et de le satisfaire de tous les bienfaits qu’Hachem nous commande vis-à-vis de lui, même s’il a fauté par faiblesse ou par domination de ses instincts, il paiera sa faute, mais il a part au monde futur… »
Et le ‘Hafets ‘Haïm de reprendre dans son livre Ahavat ‘Hessed (chapitre 3, alinéa 2) : « Même s’il a renié une des Mitsvot de la Torah par faiblesse, il est un membre à part entière du peuple d’Israël, tant qu’il croit dans les treize attributs de foi qui sont le fondement du judaïsme ».
La définition est claire : celui qui rejettera les fondements du judaïsme par idéologie, comme les idolâtres d'antan ou les athées aujourd’hui, ne jouirait de ce statut réservé aux Juifs dépossédés de leur valeur juive à cause des affres de l’exil et de ses conséquences…
Inutile de préciser qu’une personne doit connaître les 13 attributs fondamentaux de foi pour décider d’y croire ou non. Si une personne n’en n’a jamais entendu parler, ou en mal uniquement, elle ne peut pas être taxée de renégat à cause de l’incompétence de celui qui les lui présente de façon inadéquate par exemple.
En tout cas, la limite est là : si une personne, après avoir eu connaissance des fondements du judaïsme comme il se doit, décide de les renier, là elle passe dans la catégorie des impies… Pour le reste, c’est-à-dire la grande majorité des Juifs dont on peut dire qu’ils ne savent absolument rien ou si peu des fondements de la Torah comme l’Omniprésence de D.ieu, Son Unicité, les preuves de la Véracité de la Torah etc., ils sont pour la plupart considérés par la Torah comme des enfants élevés en captivité parmi les non-juifs, et ce peu importe leur âge.
Le rôle du pratiquant
Le rôle du pratiquant vis-à-vis de ses frères est dans un premier temps de ne pas les “diaboliser”, et de les considérer avec les mêmes égards que la Torah les considère. Ne pas être plus royaliste que le Roi. Puis, dans un second temps, savoir que cela représente une certaine responsabilité vis-à-vis de son prochain, de lui apprendre les us et coutumes de la loi céleste, leur faire goûter aux délices de la Torah. Que ce soit par de l'explication, ou par un comportement exemplaire, le principal est que cela se fasse avec amour et empathie.
Cela ne veut pas dire qu’il faille se mêler à leur culture qui n’est même pas foncièrement la leur au risque d’en perdre la sienne, car le jeu n’en vaudrait absolument pas la chandelle. On ne déshabille pas Réouven pour habiller Chim'on, mais un petit sourire, un mot gentil, un geste d’attention etc. Il est grandement temps que le peuple s’unisse, à l’image d’une famille réunie autour des préceptes bienveillants de son Père aimant…