Voici un texte bien connu, qui figure dans la Haggada de Pessa'h :
La Torah s’exprime au sujet de quatre enfants : le sage, l’impie, le simple, et celui qui ne sait pas questionner.
Que dit le sage ? « Que signifient ces Préceptes, ces Lois et ces Ordonnances, que l'Éternel, notre D.ieu, vous a prescrits ? » Et toi aussi, tu lui répondras comme les lois de Pessa'h les prescrivent : on ne mange plus rien après avoir consommé le sacrifice de Pessa'h.
Que dit l’impie ? « Pourquoi cette corvée pour vous ? » Et toi aussi, émousse-lui ses dents, et dis-lui : « C'est en mémoire de ce que l'Éternel a fait pour moi, lorsque je suis sorti d'Égypte », pour moi, mais pas pour lui ; si celui-ci avait été en Égypte, il ne serait pas sorti.
Que dit le simple ? « Que signifie cela ? » Tu lui diras : « Par Sa Main puissante, l'Éternel nous a fait sortir d'Égypte, de la maison de servitude ».
Et celui qui ne sait pas questionner, c’est toi qui viens à sa rencontre, comme il est dit : « Tu diras alors à ton fils : C'est en mémoire de ce que l'Éternel a fait pour moi, lorsque je suis sorti d'Égypte. »
Ce passage pose plusieurs problèmes :
a) Après que la Torah rapporte la question du sage, elle donne une autre réponse que celle citée dans la Haggada :
« Tu diras à ton fils : Nous étions esclaves de Pharaon en Égypte, et l'Éternel nous a fait sortir de l'Égypte par Sa Main puissante. L'Éternel a opéré, sous nos yeux, des miracles et des prodiges, grands et désastreux, contre l'Égypte, contre Pharaon et contre toute sa maison ; et Il nous a fait sortir de là, pour nous amener dans le pays qu'Il avait juré à nos pères de nous donner. L'Éternel nous a commandé de mettre en pratique toutes ces lois, et de craindre l'Éternel, notre D.ieu, afin que nous fussions toujours heureux, et qu'Il nous conservât la vie, comme Il le fait aujourd'hui. Nous aurons ainsi une récompense, si nous mettons soigneusement en pratique tous ces Commandements devant l'Éternel, notre D.ieu, comme Il nous l'a ordonné ».
b) Après que la Torah rapporte la question de l’impie, elle donne une autre réponse que celle citée dans la Haggada :
« Vous répondrez : C'est le sacrifice de Pâque, en l'honneur de l'Éternel, qui a passé par-dessus les maisons des enfants d'Israël en Égypte, lorsqu'Il frappa l'Égypte, et qu'Il sauva nos maisons ».
Par contre, la réponse que cite la Haggada : « C'est en mémoire de ce que l'Éternel a fait pour moi, lorsque je suis sorti d'Égypte », la Torah la met dans la bouche du père de celui qui ne sait pas demander. C’est curieux !
c) Avant que la Haggada n’indique ce que le père dira au sage et à l’impie, elle ajoute les mots : "Et toi aussi". Que veulent signifier les mots : "toi aussi" ?
Voici les réponses aux questions :
La Michna enseigne : « À cinq ans, l’enfant débute l’étude des textes bibliques écrites ; à dix ans, l’étude de la Michna (la Torah orale); à treize ans, c’est la Bar-Mitsva ; à quinze ans, il débute l’étude du Talmud…».
La Michna et le Talmud sont le commentaire des textes bibliques, et chacun qui l’aborde est sensé être familiarisé avec ces textes. Exemple : la toute première Michna commence avec une question : « À partir de quel moment on lit le Chéma' le soir ? » L’auteur suppose que l’étudiant connaît l’injonction biblique de la lecture du Chéma', ainsi que de son temps, le soir : « Écoute, Israël…. tu les inculqueras à tes enfants, et tu en parleras, quand tu seras dans ta maison, quand tu iras en voyage, quand tu te coucheras et quand tu te lèveras ». Les auteurs de la Michna entament leur commentaire directement avec la question : « À partir de quel moment on lit le Chéma' le soir ? »
Ainsi il en est pour la Haggada ; le père est censé connaître les textes bibliques. Elle ne nous renseigne que sur les détails, qui ne sont pas, à priori, visibles dans les textes, et pour lesquels il faut une étude approfondie. Que la Torah enjoigne au père, quatre fois, d’enseigner à ses enfants la sortie d'Égypte, est une évidence. La question qui se pose est pourquoi quatre fois ? La Haggada explique alors qu’il s'agit de quatre enfants différents.
Revenons-en à la question de l’enfant qui demande : « Que signifient ces Préceptes, ces Lois et ces Ordonnances, que l'Éternel, notre D.ieu, vous a prescrits ? » La Haggada avise le père qu’il s’agit manifestement d’un enfant assoiffé de connaître la Torah amplement, et que cet enfant est promu à devenir un sage. Le fait que le père enseignera les versets qui figurent dans la Torah est une évidence, et la Haggada ne trouve pas le besoin de les citer. Mais elle dit : « Et toi aussi, tu lui répondras comme les lois de Pessa'h les proscrivent : on ne mange plus rien après avoir consommé le sacrifice de Pessa'h ». Cette loi, qu’on ne mange plus rien après avoir consommé le sacrifice de Pessa'h, est la dernière de la Michna, le commentaire de la Torah écrite, qui décrit les lois de Pessa'h. La Haggada recommande au père de ne pas se contenter d’enseigner à ce fils uniquement les versets que la Torah indique, mais aussi la totalité des enseignements de la Michna.
Abordons le cas du fils impie. Un des enfants dit : « Pourquoi cette corvée pour vous ? » Qui est cet enfant qui s’exprime avec un tel mépris ? La Haggada alerte le père qu’il s’agit de celui que la pratique religieuse rebute, qui jalouse les non-juifs, dispensés de cette corvée. Le père lui opposera évidemment le verset biblique, à savoir que notre pratique religieuse commémore l’affection de D.ieu à l’égard du peuple juif, D.ieu qui nous sauva des meurtrissures qui s’abattirent sur l’Égypte. Peut-être l’enfant acceptera alors le judaïsme non comme une corvée, mais comme un privilège : « Vous répondrez : C'est le sacrifice de Pâques, en l'honneur de l'Éternel, qui a passé par-dessus les maisons des enfants d'Israël en Égypte, lorsqu'Il frappa l'Égypte, et qu'Il sauva nos maisons ».
La Haggada ne rapporte pas ce verset, que chacun est censé connaître, mais elle invite plutôt le père à examiner mieux le cas de ce fils. Il se pourrait que ce dernier, influencé par une conception prônée jadis par les Grecs et les Juifs hellénisants, ne se contente pas de la réponse du père. Cette idée, autant fausse que folle, suppose que les Juifs furent contraints à l’application des Mitsvot plus que les autres nations, du fait que les Juifs seraient « corrompus », que la pratique religieuse devait corriger. Les autres nations, moins corrompues, ne seraient pas soumises à ces instructions.
Cette idée fut débattue pendant une polémique célèbre, où des savants grecs et Rabbi Yéhochou'a ben 'Hanania comparent la société grecque et sa mentalité avec celle des Juifs et le judaïsme. Les Grecs disent au Rabbi : Ce monsieur qui demanda la main d’une femme, mais qui lui fut refusée, osera-t-il encore solliciter une main plus élevée ? Le Rabbi prend un pieu, l’enfonce en bas (du mur), mais il ne rentre pas. Il l’enfonce alors en haut, et il rentre. Le Rabbi dit : Voici, cet homme aussi, vient de trouver sa prédestinée. Quelle est la pierre d’achoppement ? Les Grecs voient les Juifs pratiquer une religion, que D.ieu leur aurait proposée. Incrédules, vexés et jaloux, à l’instar de toutes les nations, ils ont du mal à accepter que D.ieu ne l’aurait proposée qu’aux Juifs. Ces derniers expliquent aux Grecs qu’avant d'avoir exposée la Torah aux Juifs, D.ieu l’a proposée à différents peuples. Ce n’est qu’après le refus de ces derniers, qu’Il sollicita les Juifs. Les savants grecs en déduisent alors que les Juifs seraient forcement inférieurs aux autres nations. Ils comparent D.ieu qui sollicite les peuples à cet homme qui demande la main d’une femme qui lui est refusée ; il ne sollicitera plus que des gens inférieurs. Le Rabbi enfonce alors le pieu en bas du mur, mais il ne rentre pas. C’est en haut qu’il trouve un endroit mou, qui accepte le pieu. Ainsi seraient les Juifs, qui eux, acceptèrent Sa Torah.
L’instigateur du christianisme, qui dédaigne si intensément la pratique religieuse juive, récupère cette opinion des Grecs, et l’utilise pour justifier à ses ouailles qu’ils ne sont pas soumis à la Torah :
« La loi (les prescriptions que D.ieu ordonna aux Juifs) n'est pas faite pour le juste, mais pour les méchants et les rebelles, les impies et les pécheurs, les irréligieux et les profanes, les parricides, les meurtriers, les impudiques, les infâmes, les voleurs d'hommes, les menteurs, les parjures (c’est pour cela que les nations ne seraient pas soumises à ces lois, comme le sont les Juifs…) ».
À l’époque de Constantin, les chrétiens réclamaient de la part des Juifs, qu’ils reviennent sur leur religion. Un chrétien observa alors ce rabbin, assis et absorbé dans son étude, les mains sous les pieds, le doigt saignant, sans que le rabbin s’en aperçoive. Le chrétien l’apostrophe : « Quel peuple irréfléchi, qui devancez votre bouche à vos oreilles ! Vous êtes toujours aussi étourdis. Avant d’accepter la Torah au Sinaï, vous auriez dû d’abord entendre ce qu’elle contient, et examiner si vous êtes capables de l’appliquer ou non ». Le rabbin réplique : « Nous avançons avec D.ieu avec candeur, ainsi s’accomplit pour nous le verset : L'intégrité des hommes droits les dirige. Nous L’aimions, et nous Lui avons fait confiance qu’Il ne nous charge pas avec des lois qui ne nous conviennent pas. Par contre, pour ceux qui croient à l’inimitié (de la part de D.ieu), le verset dit : Mais la déloyauté des félons cause leur ruine ».
Revenons à cet enfant qui interpelle son père : « Pourquoi cette corvée pour vous » ? Peut-être pense-t-il comme ces Grecs et chrétiens, et veut demander par allusion : « Êtes-vous, Juifs, si corrompus, pour avoir besoin de cette corvée » ? Il risque même d’exprimer sa pensée franchement, et puis, il lui sera difficile de revenir dessus.
La Haggada commande alors au père, après lui avoir répondu ce que dit la Torah, de lui émousser ses dents. Les dents - le langage - sont comparées aux couteaux ; bien aiguisés, ils font un malheur, mais émoussés, moins. Comment lui émousser ses dents ? En lui faisant une allusion, pendant qu’il instruit celui qui ne sait demander : « C'est en mémoire de ce que l'Éternel a fait pour moi, lorsque je suis sorti d'Égypte ». D.ieu l’a fait pour moi, mais pas pour lui, l’impie. S’il avait été en Égypte, il ne serait pas sorti. Il serait mort pendant l’obscurité, comme tous ceux qui ont refusé de quitter l’Égypte. Cela coupera l’éventuel élan du fils de s’exprimer violemment.
Mais le père n’adressera pas ces mots : « Si tu avais été en Égypte, tu ne serais pas sorti » à l’impie directement ; ils pourraient le vexer, et il quittera le Sédèr. Le père n’en fera qu’une allusion, lorsqu’il parle à celui qui ne sait demander. L’impie ne saurait alors pas que son père le soupçonne, et il sera plus facile au fils de revenir sur sa mécréance.
www.beth-hamidrachdesarcelles.com