Avec la Paracha de cette semaine « Vayakèl Pékoudé », nous achevons le livre de l’Exode, le deuxième livre de la Torah. Chemin faisant, les enfants d’Israël se sont métamorphosés. En arrivant en Egypte, ils étaient une famille, on dénombrait alors les enfants de Ya'acov ayant accompagné leur père « Ete Ya'acov Ich Oubéto Vahou » « avec Ya'acov, chacun avec sa famille » ; ils sont à présent un peuple, qu’il convient de rassembler comme l’indique le titre de notre Paracha « Vayakèl » de la racine « Kahal » « une assemblée ».
A cet égard il est intéressant de se pencher sur la signification des différentes collectivités qui composent le peuple juif, et leur force spirituelle.
Le Rav J. Sacks zatsal distingue 3 types de collectivités dans la langue hébraïque : la ‘Eda, le Kahal, et le Tsibour. Ces trois ensembles recouvrent des réalités sensiblement différentes bien que dans le langage courant on ne fasse pas nécessairement de distinction.
La « ‘Eda » trouve son origine dans le terme « ’Ed » qui désigne un témoin. Une « ‘Eda » incarne un ensemble de personnes ayant assisté à un même évènement, ayant vécu une même expérience, une même histoire, qui partage des opinions semblables, une culture commune. A travers la ‘Eda, notre tradition désigne une collectivité qui éprouve un fort sentiment d’appartenance grâce à leur histoire ou leurs valeurs communes. Précisons tout de suite qu’une « ‘Eda » peut être connotée positivement, on évoque la « 'Adat Bné Israël » lors du premier commandement collectif donné dans la Torah relatif au sacrifice de l’agneau pascal. Mais, on évoque également une « ‘Eda » lors de l’épisode des explorateurs « La’éda Hara’a » (« cette mauvais assemblée ») ou encore lors de la révolte de Kora'h. Toujours est-il que dans tous ces cas, les membres d’une ‘Eda ont vécu une aventure collective fondatrice qui leur confère un fort sentiment d’appartenance.
Il n’en va pas de même du « Tsibour » qui désigne davantage une collectivité, un rassemblement de personnes qui ne se connaissent peut-être pas et qui ont peu de choses en commun si ce n’est la volonté d’accomplir un objectif ponctuel précis : prier ou accomplir un commandement. Un Tsibour désigne une agrégation de personnes rassemblés, le nombre compte davantage que l’identité commune.
Enfin, le « Kahal » ou la « Kéhila » désigne une assemblée composée de personnes qui peuvent être très différentes les unes des autres mais qui partagent un objectif commune. Aussi, afin d’atteindre cet objectif important, chacun va apporter une contribution qui lui est propre selon ses compétences, sa sensibilité et qui permettra d’atteindre l’objectif final commun. L’écueil d’une « Kéhila » est de devenir une « foule », une « masse » dans laquelle toutes les personnalités spécifiques s’effacent pour agir de manière mimétique, grégaire et perdent, ce faisant, leur sens des responsabilités, leur jugement personnel. En revanche, la grandeur d’une Kéhila est précisément de parvenir à donner droit de cité à tous les particularismes, à toutes les sensibilités pour un en faire une richesse collective et permettre ainsi d’atteindre l’objectif visé grâce aux contributions spécifiques de chacun, conformément à sa sensibilité, son histoire, son éducation , ses compétences.
L’histoire contemporaine a montré combien il peut être dangereux de manipuler les masses. Le propre des totalitarismes est précisément de niveler toutes les personnalités saillantes, de fondre tous les individus dans une masse indéterminée pour mieux imprimer son idéologie. La totalitarisme vise ainsi à assujettir les hommes à la réalisation d’une « idée », d’un « projet politique », pour lequel seule « la cause » compte. Notre tradition pour sa part ne connaît qu’une seule cause : l’homme. Ce n’est pas en supprimant les personnalités que l’on parvient à un objectif spirituel mais davantage en leur permettant d’exprimer leur génie propre.
C’est là précisément l’enjeu de la construction du sanctuaire tel qu’il est exprimé dans notre Paracha. De nombreux versets détaillent les contributions apportées par chacun, hommes, femmes, dirigeants, selon la spontanéité de leur cœur. En ce sens, nous comprenons combien le sanctuaire ne vise pas à effacer les personnalités mais au contraire à leur permettre de s’épanouir dans le service divin, et dans la complémentarité avec autrui. Ce faisant, les hommes contribuent à parachever l’objectif de la création du monde et de l’homme, en reconnaissant la légitimité de chaque être humain, sa singularité et sa contribution à nulle autre semblable dans l’économie de la Création.
Il faut reconnaître que la relation à l’autre n’est pas toujours naturelle. Le philosophe Elias Canetti, dans son ouvrage « Masse et puissance », avait cette phrase en introduction « Il n’est rien que l’homme redoute davantage que le contact de l’inconnu ». Or autrui c’est à priori l’inconnu par excellence. Et pourtant, poursuit Canetti, « c’est dans la masse seulement que l’homme peut être libéré de cette phobie du contact. C’est la seule situation dans laquelle cette phobie s’inverse en son contraire ». La « masse » a un effet « rassurant » et « anesthésiant » dans lequel l’homme peut être enclin à abdiquer son esprit critique pour suivre de manière grégaire et mimétique « l’autre », avec tous les dangers que cela comporte. Le rapport à l’altérité est donc fondamentalement frappé du sceau de l’ambiguïté : entre attrait et suspicion, désir de fusion et répulsion.
L’homme ne peut vivre seul, il a besoin d’autrui, mais pour autant, il s’en méfie, car il peut représenter une menace potentielle. D’où le paradoxe des hérissons mis en lumière par Arthur Schopenhauer, ou encore Sigmund Freud. Les hérissons cherchent à se rapprocher les uns des autres en hiver pour se réchauffer mutuellement, mais s’ils se rapprochent trop, ils peuvent se blesser en raison de leurs pics.
Cette analyse trouve une actualité inattendue dans la crise sanitaire qui ébranle le monde depuis près d’un an et qui a rappelé avec force combien autrui est à la fois nécessaire mais combien il peut aussi, par une trop grande proximité, devenir une menace.
La difficulté de la tâche de Moché Rabbénou consistait précisément à harmoniser les différences entre les individus pour permettre à chacun de conserver sa spécificité tout en parvenant à agir collectivement. En ce sens, il était parvenu à faire de l’ensemble des enfants d’Israël une véritable « Kehila », conformément au titre de notre Paracha « Vayakhel ».
C’est là, rappelle Rav J. Sacks, le sens de la prière de Moshé Rabbénou, lorsqu’il s’adresse à l’Eternel pour Lui demander de nommer un chef à la tête des enfants d’Israël, il invoque alors D.ieu comme « Le D.ieu/Elo-kim des esprits » que Rashi commente ainsi « Pourquoi ces mots ? Il a dit : « Maître de l’univers ! Il est clair et connu devant toi que la pensée de chacun d’eux est différente de celle des autres. Nomme sur eux un chef qui sache accepter chacun selon son tempérament ! » (Midrach Tan‘houma). »
Cette description de la Kéhila n’est pas sans rappeler la vocation de la famille : permettre à chacun d’exprimer sa singularité tout en participant à une aventure collective ; vivre à proximité les uns des autres sans se blesser ; savoir harmoniser les différences sans effacer les personnalités.
Puisse l’Eternel nous permettre de trouver, dans nos familles, et les collectivités auxquelles nous participons, le juste équilibre pour permettre à chacun de s’épanouir dans le respect des autres.