Pendant longtemps, la relation entre parents et enfants est profondément inégalitaire. Les parents donnent, les enfants reçoivent. Pourtant, les enfants s’efforcent de contrebalancer cette relation asymétrique en offrant à leurs parents des cadeaux « symboliques » : une aide, bien souvent maladroite, dans les travaux ménagers, des dessins, des collages, des bouquets de fleurs cueillis sur le bord de la route… Les parents, naturellement, acceptent avec émotion et émerveillement ces cadeaux, indépendamment de leur valeur intrinsèque, car ils matérialisent l’amour que leurs enfants éprouvent à leur égard. Mais l’enjeu est ailleurs : en acceptant les cadeaux de leurs enfants et en leur accordant de la valeur : les parents permettent à leurs enfants de donner et ainsi d’approfondir leurs liens réciproques et leur amour mutuel.
Quand on a tout et que l’on n’a besoin de rien, il faut beaucoup d’amour, d’humilité et de générosité pour accepter des cadeaux « dérisoires » et leur donner de l’importance. Ce qui importe ce n’est pas la bénéfice réel que l’on retire du cadeau, mais le bénéfice symbolique : l’amour que le cadeau traduit et qui témoigne de la capacité d’autrui à se dessaisir de ce qu’il a pour donner à son prochain.
Inconsciemment, l’enfant qui offre un cadeau à ses parents essaie, avec les moyens limités dont il dispose, de ré-équilibrer la relation avec ces derniers : « Regardez, moi aussi je vous donne ce que je possède ! Moi aussi, je pense à vous ! Moi aussi, je vous fais du bien ! »
Savoir « donner » à autrui est, bien sûr, une grande marque de générosité, mais savoir « recevoir » l’est peut-être davantage. C’est ainsi que La Bruyère écrivait dans Les Caractères : « Quelque désintéressement qu'on ait à l'égard de ceux qu'on aime, il faut quelquefois se contraindre pour eux, et avoir la générosité de recevoir ».
A travers cet exemple de la relation entre parents et enfants, nous pouvons peut-être essayer de comprendre le principe des « sacrifices » exposé dans notre Paracha et qui sera détaillé tout au long de ce troisième livre de la Torah que nous ouvrons cette semaine.
En effet, la procédure des sacrifices n’a jamais cessé de susciter l’étonnement et les commentaires nombreux pour expliquer sa signification. Parmi ces questions, nous pouvons nous interroger notamment sur le paradoxe suivant : Pourquoi l’Eternel ordonne-t-Il aux hommes de Lui offrir des sacrifices alors qu’Il possède tout et qu’Il a tout créé ?
Pour y répondre, il faut revenir à l’étymologie du mot « sacrifice » en hébreu « korban » dont la racine « léhakriv » signifie « rapprocher ». La sacrifice vise à « rapprocher » les créatures de leur « Créateur » en créant un moyen de se relier mutuellement.
Et, de fait, le déséquilibre est tellement radical entre l’Eternel et Ses enfants que l’on aurait pu s’en tenir à une « soumission totale », une absence définitive de communication mutuelle, et une incapacité fondamentale à créer un lien émotionnel.
En permettant aux hommes de Lui apporter des « offrandes », furent-elles dérisoires, le Maître du monde a créé la possibilité de se rapprocher de Lui, en Lui « donnant ». Or, plus on donne, plus on aime ! Le Rav Dessler avait ainsi cette phrase bien connue « on croit bien souvent que l’on donne à ceux qu’on aime, alors qu’en réalité, on aime ceux à qui on donne ».
Il fallait donc imaginer une possibilité pour l’homme de « donner » à l’Eternel, et les sacrifices viennent notamment remplir cette fonction.
Il est également intéressant de remarquer que les sacrifices interviennent essentiellement dans trois types de situation : expier les fautes commises, exprimer sa reconnaissance envers l’Eternel, ou bien témoigner sa volonté de se rapprocher de D.ieu. Or, dans ces trois cas, en l’absence de procédure codifiée et ordonnée par l’Eternel, l’homme aurait pu se sentir démuni : Comment alléger le fardeau de la faute ? Comment dire merci à Celui à Qui on doit tout ? L’asymétrie est si grande que tout moyen humain aurait pu sembler dérisoire.
Dans Son infini générosité, le Maître du monde a créé des commandements qui viennent répondre à ces besoins de l’homme et lui permettent d’échapper au sentiment « d’insignifiance », de « petitesse », de « vanité ».
Les sacrifices permettent à l’homme de tisser une relation émotionnelle avec l’Eternel, sur le même modèle que la relation qu’il tisse avec autrui.
En effet, le sacrifice, la capacité à renoncer à son propre intérêt pour le bien d’autrui est bien souvent le corolaire des relations d’amour qui structurent les sociétés humaines, et en particulier, la famille : les relations entre époux, entre les enfants et leurs parents, entre les fratries…
Lorsque je suis capable à renoncer à ce que je possède, ou bien à ce à quoi je pourrai prétendre pour permettre à l’autre d’exister, alors je témoigne de mon amour à son endroit.
Les sacrifices n’existent plus de nos jours, mais les hommes ne sont pas démunis. « Nous remplacerons les sacrifices par les prières de nos lèvres » disait le prophète Osée. Et de fait, notre tradition nous enseigne que ce sont les prières que nous récitons quotidiennement qui ont vocation à remplacer les offrandes. Les sentiments de contrition du cœur, ou de gratitude infinie qui accompagnaient les rituels des sacrifices peuvent être atteints à travers la prière lorsqu’elle est dite avec les intentions adéquates. Car, faut-il le préciser, ce qui est essentiel dans toutes ces démarches c’est naturellement l’authenticité et la sincérité des sentiments qui les accompagnent.
Les prophètes n’ont jamais caché l’absurdité d’apporter des sacrifices sans ressentir dans son cœur la volonté de se rapprocher de l’Eternel. Comme nous l’avons évoqué, sans cet élan du cœur, sans cette volonté sincère de servir le Créateur, les offrandes retrouvent leur statut dérisoire et vain.
En réalité, les sacrifices, comme les prières, et les Mitsvot, sont des cadeaux faits aux hommes pour leur permettre de se rapprocher du Maître du monde, de Le servir et de tisser ainsi un lien émotionnel avec Lui.
En acceptant de recevoir des offrandes de la part des hommes, en donnant une légitimité à leurs dons, l’Eternel leur confère une dignité supplémentaire, celle de pouvoir donner. Les hommes reçoivent certes, mais ils peuvent aussi donner. En ce sens, accepter de recevoir, c’est encore donner.
Puisse l’Eternel nous permettre de formuler des prières sincères qui soient agréées comme les sacrifices et nous permettent de connaître la Délivrance et la venue du Machia'h !