Avec l’ouverture du deuxième livre de la Torah, le livre de Chémot (Exode), nous découvrons pour la première fois une personnalité emblématique de notre tradition qui ne nous quittera plus jusqu’à la fin des cinq livres de la Torah : Moché. Dans la Sidra de cette semaine, nous assistons à sa naissance et à sa nomination en tant que leader du peuple Juif, appelé à guider le peuple dans son long chemin vers la liberté.
Jusqu’à présent, les patriarches que nous avons suivis dans le livre de Béréchit présidaient essentiellement à la destinée de leur famille, ainsi qu’à celle de tous ceux qui avaient fait le choix d’embrasser la foi en un D.ieu unique. Avec le livre de Chémot, la dimension du peuple juif s’élargit considérablement, on ne parle plus d’une seule famille, mais véritablement d’un peuple composé de milliers de familles issues de la croissance démographique galopante que le peuple avait connue en Égypte.
C’est ainsi que la tâche de Moché Rabbénou est particulièrement complexe. Il est appelé à être un véritable leader, capable de fédérer autour de lui des milliers d’individus, de les inspirer et de les mener vers un nouveau destin.
Pourtant, diriger les hommes n’est pas une vocation pour Moché, il accepte cette tâche à reculons. Comme nous le voyons au cours de cette Paracha, il commence par refuser à quatre reprises, pour des motifs différents. Trois de ces arguments relèvent de la grande modestie de Moché que nous voyons poindre ici : « Je n’en suis pas digne », « Je ne suis pas un homme de mots », ou encore « Prends quelqu’un d’autre ».
Mais il est un autre argument avancé par Moché Rabbénou, étonnant et porteur de profonds enseignements : Moché craint que le peuple ne le croie pas. Échaudé par les premiers contacts qu’il avait eus avec le peuple quelque temps auparavant, Moché redoute de devoir affronter le scepticisme du peuple, et son refus de l’écouter. Aussi dit-il à Hachem « Mais ils ne me croiront pas. Ils ne m'écouteront pas. Ils diront : "D.ieu ne t’est pas apparu » (4:1).
Suite à cet épisode, D.ieu va donner des signes miraculeux à Moché qui lui permettront de susciter l’adhésion du peuple : son bâton qui se transforme en serpent, le Nil qui se transforme en sang, mais aussi un autre signe plus étonnant : sa main qui devient subitement lépreuse. Ce dernier signe réapparaîtra bien plus tard dans le récit de la Torah, lors de la punition infligée à Myriam pour avoir critiqué son frère, elle deviendra elle-même lépreuse.
Et, de fait, Moché reçoit ici un avertissement pour avoir « médit » du peuple en doutant de sa foi lorsqu’il dit « Ils ne me croiront pas », et en en faisant part à Hachem.
L’Éternel donne ici un avertissement à Moché sur une qualité primordiale à développer en tant que leader : la bienveillance et l’amour du peuple que l’on va diriger.
La méfiance envers le peuple est contraire non seulement à l’amour et la considération que l’Éternel souhaite que nous nous portions mutuellement, mais elle vient aussi fragiliser la capacité de leadership de Moché. En effet, cette dernière repose sur la capacité du dirigeant à « croire en son peuple ». Plus il est convaincu que le peuple le suivra, qu’il est capable de se dépasser et d’atteindre des objectifs ambitieux, plus il sera en mesure de le mener vers le succès.
C’est là également une leçon qui peut s’appliquer aussi bien aux parents dans leur rôle d’éducation qu’à tous ceux qui souhaitent conseiller, orienter, guider une communauté d’individus (famille, amis, collaborateurs…). La première qualité d’un éducateur ou d’un leader, à n’importe quelle échelle, est d’être convaincu des ressources infinies de ceux qu’ils dirigent, de leur potentiel de réussite, et les y conduire avec amour et respect.
Le philosophe américain Michael Walzer (rapporté par R. J. Sacks) note qu’il existe deux types de leaders.
La première catégorie de dirigeants se pose en « analyste critique » de leur temps, et juge avec condescendance, si ce n’est mépris, leurs contemporains, convaincue que la vérité leur échappe. C’est le cas notamment de certains philosophes inspirés par la pensée grecque, de Platon aux Stoïciens, qui se retirent de la vie de la cité tout en portant sur elle un jugement réprobateur.
La seconde catégorie, qui correspond à la vision juive du leadership, consiste à s’identifier pleinement au peuple que l’on dirige, et ne faire qu’un avec lui. Le leader n’est pas celui qui juge avec hauteur, sévérité et parfois mépris son peuple, c’est avant tout celui qui est capable de l’aimer et de le défendre. On sait combien Moché endossera ce rôle merveilleusement, allant même jusqu’à demander d’être gommé du livre de la Torah si son peuple devait être rejeté par D.ieu ('Hass Véchalom).
Si le leader doute de son peuple, et cesse d’être son avocat pour devenir son procureur, il cesse du même coup d’être un leader. La Torah nous enseigne une leçon fondamentale qui aurait évité, si elle avait été écoutée par les nations, bien des tragédies : le véritable leader n’est jamais celui qui tyrannise son peuple, c’est avant tout celui qui l’aime, l’estime et le protège.
C’est précisément ce à quoi s’est attaché Moché Rabbénou durant toute sa vie. Il a aimé le peuple, il l’a protégé et il l’a défendu de toutes ses forces. Après avoir accepté sa mission, il n’a plus jamais douté de la capacité des enfants d’Israël à devenir le peuple de D.ieu, et l’a mené vers la liberté, l’autonomie et lui a permis de recevoir la Torah, le merveilleux cadeau de D.ieu.
Le véritable leader doit ainsi parvenir à guider, conseiller, orienter le peuple. Il n’ignore pas ses fautes ni ses défauts, mais il est animé avant tout par l’amour des hommes, il est convaincu de leur éminente dignité et grandeur aux yeux de D.ieu, et, enfin, il a foi dans leur capacité à dépasser leurs limites et atteindre les réussites les plus belles.