Les sages du Talmud (traité Chabbath 54b) énoncent « que chaque homme a le devoir de manifester sa désapprobation devant la mauvaise conduite des membres de sa maisonnée, de sa ville, et même du monde entier. »
Si cette déclaration peut paraître « normale » pour des esprits habitués à vivre en démocratie, il faut toutefois mesurer ce qu’elle contient de révolutionnaire à l’échelle de l’histoire des idées et de l’évolution de la pensée.
Replaçons-nous à l’époque où elle a été prononcée, il y a près de deux mille ans, à une époque où les sociétés humaines étaient caractérisées par une structure profondément inégalitaire, distinguant les maîtres et les esclaves, les détenteurs du « pouvoir » et ceux qui leur étaient inféodés, et imposant une soumission naturelle et obligatoire aux « puissants ». Nul n’avait son mot à dire si ce n’était pas en phase avec le pouvoir en place.
Il a fallu attendre la Renaissance et le seizième siècle pour que l’homme « simple » devienne progressivement un sujet d’intérêt, avec l’apparition de l’auto-portrait chez les peintres flamands, les Essais de Montaigne, et plus tard les Confessions de Rousseau. Jusque-là, seuls les Rois, les héros, les « grands » hommes méritaient que l’on s’intéresse à eux et avaient droit au chapitre.
Et pourtant, il y a plus de 2000 ans, les maîtres du judaïsme énonçaient un principe révolutionnaire : la responsabilité, et même le devoir, de chaque homme, du plus simple au plus puissant, de s’élever et de dénoncer les injustices et les inégalités qu’il constate. Aucun pouvoir ne saurait s’imposer de manière absolue s’il n’est pas vertueux.
Notre tradition s’est ainsi toujours attachée à souligner avec force l’éminente dignité de tous les hommes, tous détenteurs d’une conscience et d‘une responsabilité morale, et qui ont tous vocation à être les représentants de D.ieu sur terre. C’est ainsi que la deuxième Paracha que nous allons lire cette semaine commence par ces mots « Soyez saints car Je suis saint, Moi l’Eternel votre D.ieu » (Lévitique, 19.1). La sainteté n’est pas le privilège exclusif d’une élite, elle est également répartie entre tous les hommes.
La Torah ne connait ainsi ni riche ni pauvre, ni puissant ni faible, elle ne connait que l’Homme créé à l’image de D.ieu et qui a vocation à incarner la vertu morale.
A la lumière de ces éléments, nous pouvons comprendre également comment notre peuple a survécu aux différentes catastrophes qui ont jalonné son histoire et qui ont rompu les équilibres préexistants.
Une des premières crises majeures qu’a dû affronter notre peuple fut la destruction des deux Temples de Jérusalem, le Beth Hamikdach, et les exils qui ont suivi.
La lecture de la Paracha de cette semaine, A'haré Mot, nous rappelle combien le service du Temple était central dans la vie juive, avec notamment le rôle de premier plan incarné par le Grand Prêtre, le « Cohen Gadol ». Celui-ci avait la tâche éminente d’intercéder le jour de Kippour en faveur du peuple pour solliciter auprès de l’Eternel l’expiation des fautes à travers un rituel très précis.
Et, au-delà de ce jour particulièrement solennel, le Temple créait une sorte d’intimité avec le Maître du monde, il donnait à la vie humaine et au monde une dignité, une profondeur et une majesté uniques.
Aussi peine-t-on à imaginer l’ampleur du traumatisme provoqué par sa destruction. Comment survivre à une telle tragédie ? Comment continuer à prier ? Comment expier les fautes en l’absence du Temple et du Grand Prêtre ?
Ce sont précisément à ces questions fondamentales pour la survie d’un peuple en proie à l’effondrement de sa structure territoriale, nationale et religieuse que se sont employés à répondre les premiers Maîtres du Talmud, reprenant le message des Prophètes qui les avaient précédés. Et c’est peut-être là que se loge une des clefs de la survie miraculeuse du peuple juif à travers les âges, porté par la bénédiction Divine.
Nos sages nous ont ainsi rappelé que, si la « Avoda » (le service du Temple) est l’apanage du Cohen Gadol pour obtenir l’expiation de ses fautes, la « Téchouva » (le repentir, le retour vers D.ieu) est le canal offert à tous les hommes pour s’amender de leurs fautes et se rapprocher de l’Eternel. En l’absence de la première, les hommes conservent la seconde pour se rédimer et trouver une source de vitalité. Or, la Téchouva ne requiert aucune médiation, aucun intermédiaire, aucun savoir particulier, elle est à la portée de chacun, en tout temps, et en tout lieu.
La Téchouva rappelle à chaque homme qu’il a une relation personnelle et directe avec le Maître du monde, et que c’est là l’enjeu fondamental de sa vie. En approfondissant la conscience de cette proximité, en découvrant les ressources de sa Néchama (âme), l’homme accède à la vie authentique telle qu’elle est conçue dans la Torah qui élève la matière à un niveau spirituel, et donne un sens moral à la vie humaine.
Le Rabbin J. Sacks rappelle à cet égard la fameuse déclaration de Rabbi Akiva au lendemain de la destruction du Temple (Traité Yoma) : « Heureux es-tu, Israël ! Qui est Celui devant qui tu te purifies ? Et qui est Celui qui te purifie ? Ton Père qui est aux cieux, comme il est dit : "Je répandrai sur toi de l'eau pure et tu seras pur" (Ezéchiel 36:25). Et il est dit plus loin : "Espoir (Mikvé) d'Israël, ô Seigneur" (Jérémie 17:1).
En dépit de l’adversité, de la destruction des cadres traditionnels de la vie juive de l’époque, de l’obscurité qui semblait s’abattre sur le peuple Juif, Rabbi Akiva a ouvert une porte, allumé une petite lumière en rappelant une vérité évidente mais parfois voilée par le poids de la routine, de la matière, et des formalismes, ou voilée aussi par l’ampleur de certains drames : l’Eternel reste toujours près de l’homme, lui tend la main, et le purifie à l’image d’une source d’eau vive, d’un « Mikvé » qui purifie et efface les fautes pour reprendre la belle image du prophète.
C’est ainsi que le judaïsme est porteur d’un optimisme viscéral en postulant que le chemin de retour vers D.ieu est toujours ouvert. C’est également ce message que les prophètes se sont employés à transmettre au cours de l’histoire : « Reviens Israël vers l’Eternel ton D.ieu : Prenez avec vous des paroles [de repentir] et revenez vers l’Eternel » exhortait ainsi le prophète Hoshe’a (14, 1-2), rappelant ainsi la facilité du repentir : s’armer de mots pour demander pardon, c’est tout ! Se présenter tel que l’on est avec nos failles et nos faiblesses, avec un cœur contrit mais sincère afin d’exprimer notre volonté de nous rapprocher de D.ieu !
Il était important que nous lisions cette Paracha durant ces jours particulièrement troublés où nombre de communautés juives à travers le monde ont perdu leurs repères habituels, et ont notamment dû fermer leurs synagogues. Chacun doit désormais prier chez lui, sans la médiation de la synagogue, du Rabbin, sans la chaleur habituelle de la communauté.
La Torah et la tradition rabbinique nous rappellent ainsi que cela n’entame pas la relation qui relie chaque homme à son Créateur. Cette dernière est indestructible, elle est permanente, elle emplit le monde de part en part.
Durant cette période de confinement où nous sommes face à nous-même, nous sommes probablement invités à intensifier ce lien qui nous unit au Boré Ha'olam, au Créateur du monde.
La tâche peut paraître immense, elle est en réalité à la portée de chacun, peu importe notre niveau de départ. Il s’agit probablement de développer dans nos cœurs, en premier lieu, le désir et l’envie de nous rapprocher de l’Eternel, d’essayer de progresser dans les Mitsvot, à commencer par les plus simples qui sont à notre portée, et, bien sûr, en cette période du 'Omer, de développer dans nos cœurs l’amour du prochain.
Nous avons dû fermer provisoirement les portes de nos synagogues, mais les portes du Ciel ne sont jamais fermées, il appartient à l’homme de tourner la clef.
Puisse l’Eternel nous permettre de tourner très prochainement les clefs du troisième Temple, nous libérer de cette épidémie et apporter la Réfoua Chéléma, une guérison complète, à tous les malades !