« Pharaon dira aux enfants d’Israël : "Ils sont égarés dans le pays, le désert les a enfermés." » (Chémot 14,3)
Rachi commente : « [Ceci doit être lu comme] concernant les enfants d’Israël ».
Le Targoum Yonathan traduit : « Pharaon dira à Datan et à Aviram : "Ils sont égarés dans le pays, le désert les a enfermés". »
Après la sortie d’Égypte, Hachem prévint Moché que Pharaon avait dit qu’ils étaient perdus dans le désert. Le langage utilisé dans le verset soulève une question. En effet, il raconte ce que Pharaon dit aux enfants d’Israël. Or, les Juifs avaient déjà quitté l’Égypte. Rachi explique qu’il faut lire ici que Pharaon parla [aux Égyptiens] au sujet des enfants d’Israël et non qu’il s’adressât aux Bné Israël.
Cependant, le Targoum Yonathan adopte une approche totalement différente. Il estime qu’en effet, Pharaon parla aux enfants d’Israël et il précise qu’il s’agissait de Datan et Aviram. Le Maharil Diskin[1] affirme que Datan et Aviram ne voulurent pas quitter l’Égypte en raison de leur haine envers Moché Rabbénou. Ils restèrent donc en arrière et Pharaon leur parla de la situation du reste du peuple juif. Ensuite, ils se joignirent même à Pharaon dans sa poursuite du Klal Israël, mais lorsqu’ils virent le miracle de l’ouverture de la mer, ils éprouvèrent un sentiment temporaire de regret, rejoignirent la nation et traversèrent la mer avec elle.
Cependant, une autre question se pose. Nos Sages enseignent que pendant la plaie des ténèbres, quatre cinquièmes du peuple juif moururent, parce que la plupart des Bné Israël avaient renoncé à la Guéoula et ne voulaient plus quitter l’Égypte. Alors pourquoi Datan et Aviram furent-ils épargnés s’ils ne voulaient pas sortir d’Égypte ?
Le Maharil Diskin propose une réponse intéressante. Il montre que Datan et Aviram avaient un grand mérite. Ils furent des chefs de corvée (Chotrim) en Égypte. Les Égyptiens étaient les surveillants, mais ils ne traitaient réellement qu’avec les chefs de corvées et ces derniers devaient fouetter les esclaves qui ne travaillaient pas assez bien ou assez vite. Les surveillants égyptiens ne fouettaient donc pas directement les esclaves qui se trouvaient au bas de l’échelle. Ils fouettaient les chefs de corvée dont le travail consistait à assurer un maximum de travail et de rendement de la part des esclaves. Datan et Aviram firent donc partie de l’équipe de chefs de corvée qui subirent les coups de fouet des surveillants égyptiens.
Le Maharil Diskin ajoute une explication étonnante quant à la plainte des chefs de corvée à Moché lorsqu’il vint chez Pharaon pour la première fois, dans la Parachat Chémot et que ce dernier décida de faire travailler les esclaves encore plus dur. Ils dirent : « Vous nous avez mis en mauvaise odeur aux yeux de Pharaon » (Hiv'achtem Eth Ré’hénou).[2] Cette phrase est normalement interprétée comme une figure de style signifiant : « Tu as rendu Pharaon encore plus mécontent de nous ». Mais le Maharil Diskin l’interprète littéralement – à cause des blessures causées par les coups de fouet qui ne guérissaient pas, leurs corps sentaient terriblement mauvais.
Ce développement permet de tirer un enseignement profond. Même les personnes très mauvaises peuvent avoir un immense mérite en raison d’un seul acte de Messirout Néfech envers leurs compatriotes juifs. Cela nous rappelle également que le jugement d’Hachem prend en compte l’ensemble des actes d’une personne, et que les moments d’altruisme pèsent lourd, même quand le fond d’image est plein de fautes.
Notons également, à propos de Datan et Aviram, qu’ils entretinrent leur mauvais comportement, même après avoir rejoint le peuple juif. Ils furent des figures centrales dans de multiples épisodes de dissidence, y compris les plaintes contre Moché et Aharon et l’incident de la Manne. Pourtant, il semble que leur seul mérite ait, là aussi, servi à leur éviter des sanctions. Toutefois, même ce grand avantage ne suffit pas à les protéger lors de leur dernier et plus odieux péché – leur alliance avec Kora'h dans sa rébellion contre le leadership de Moché.
Pourquoi leurs péchés antérieurs n’engendrèrent-ils pas un châtiment immédiat, contrairement à leur association lors de la Ma’hloket de Kora’h ? C’est parce que la Ma’hloket détruit tout mérite. La rébellion de Kora'h ne fut pas simplement un acte de dissidence ; il s’agit une attaque contre le fondement même de l’unité juive et de la direction de la nation. Le pouvoir destructeur de la Ma’hloket est si grand qu’il éradique la valeur protectrice des actes les plus désintéressés. Ajoutons que leur mérite était dans le domaine du Ben Adam La’havéro, et cela leur fut très utile pour leurs fautes ultérieures. Mais une fois impliqués dans la Ma’hloket, leur dignité précédente fut comme effacée, car la discorde est l’antithèse des bonnes relations interpersonnelles.
Ce développement nous montre donc l’incroyable grandeur de la Messirout Néfech envers nos compatriotes juifs, le fait de savoir endurer des douleurs pour protéger les autres. Parallèlement, ce mérite de la Messirout Néfech est effacé par l’implication dans une Ma’hloket.
Puissions-nous tous mériter de mettre ces deux leçons en application.
[1] Maharil Diskin Al Hatorah, Parachat Béchala’h 14,3.
[2] Chémot 5,21.