La paracha de Mikets commence par le récit de l’élévation spectaculaire de Yossef qui passa du statut de prisonnier dans les cachots égyptiens à celui de vice-roi d’Égypte. Au cours de ce récit, la Thora nous informe qu’il eut deux fils : « Yossef nomma son aîné Ménaché, "parce qu’Hachem m’a fait oublier (nachani) toutes mes tribulations et toute la maison de mon père". Et au second, il donna le nom d’Éphraïm, "parce qu’Hachem m’a fait fructifier dans le pays de ma misère." » [1]

D’après le sens simple, Yossef nomma son premier-né Ménaché par gratitude envers Hachem Qui lui a permis d’oublier les rudes épreuves qu’il subit chez son père. Cette interprétation semble difficile à comprendre. On peut facilement entendre que Yossef ait été content d’oublier les tourments que ses frères lui firent endurer. Mais pourquoi se réjouit-il d’oublier son père éploré ? [2]

Le Malbim propose une autre façon de comprendre la nomination de Ménaché. Il écrit que Yossef ne souhaitait pas oublier sa famille, bien au contraire ; il nomma son aîné Ménaché pour montrer qu’il se souciait de ne pas perdre le souvenir (nachani) de toutes les souffrances que les membres de sa famille lui firent subir.

Le deuxième fils fut nommé Ephraïm pour montrer qu’il était reconnaissant à l’égard d’Hachem Qui l’avait rendu prospère dans le pays de ses épreuves, en mettant l’accent sur le fait que même dans son immense succès, il n’oublia pas les grandes difficultés auxquelles il fut confronté en Égypte.

Le Malbim explique, à ce sujet, que les noms qu’il donna à ses fils étaient, pour Yossef, comme des symboles. Il écrit ensuite que c’est une preuve de sa grandeur, parce qu’il s’efforça de se souvenir des épreuves qu’il dut affronter même à son heure de gloire. Il poursuit : « Ceci explique également pourquoi nous avons l’obligation de manger de la matsa avec du maror (herbes amères) le soir du séder de Pessa’h ; nous devons nous souvenir de l’exil quand nous sommes libres, car la galout (l’exil) est la cause de la liberté et le mal conduit vers le bien. [3] »

Le Malbim n’explique toutefois pas exactement pourquoi le « mal » est la source du « bien » à venir. Une analyse plus profonde est nécessaire pour comprendre pourquoi, d’après lui, le fait de se souvenir du mal en période faste témoigne d’une grandeur particulière.

On peut répondre à ces interrogations grâce à l’explication du Sifté ‘Haïm sur la prière de « al hanissim ». Dans ce texte, nous remercions Hachem de nous avoir permis de vaincre les Grecs : « Tu as livré les forts entre les mains des faibles, les nombreux entre les mains des peu-nombreux, les méchants entre les mains des justes, les impurs entre les mains des purs et les scélérats entre les mains de ceux qui se consacrent à Ta Thora. »

Le Sifté ‘Haïm remarque que les deux premiers éloges ne ressemblent pas aux trois suivants. Les deux premiers impliquent qu’Hachem a permis aux faibles de gagner bien qu’ils aient dû affronter de vaillants ennemis ; et aux peu nombreux de vaincre bien que les adversaires aient été multiples. En revanche, les autres louanges supposent que les purs gagnèrent parce que les ennemis étaient impurs et que les vertueux vainquirent les Grecs parce que ces derniers étaient mauvais.

Il explique qu’en réalité, toutes les louanges sont semblables, car elles expliquent toutes pourquoi les ‘Hachmonaïm triomphèrent des Yevanim (des Grecs). Quand nous disons qu’Hachem livra les puissants entre les mains des faibles et les nombreux entre les mains des peu-nombreux, c’est parce qu’ils étaient peu nombreux et faibles, et non en dépit de cela.

Le Sifté ‘Haïm précise ensuite que les ‘Hachmonaïm se savaient physiquement faibles et peu-nombreux ; par conséquent, ils savaient que bedérekh hatéva (selon les lois de la nature), ils n’avaient aucune chance de vaincre les puissants Grecs. Ils combattirent donc avec un bita’hon (confiance en D.) très fort, réalisant qu’ils ne pouvaient gagner que grâce à une siyata diChemaya (Aide Divine) immense. Étant donné qu’ils ne se fièrent pas à leur force personnelle, Hachem les aida et leur permit d’en arriver à cette victoire miraculeuse. [4]

Selon cette explication, nous pouvons comprendre pourquoi le Malbim affirme que les épreuves qu’un individu traverse sont la raison même du bonheur qu’il expérimentera ultérieurement. Quand quelqu’un se trouve dans une situation difficile, voire désespérée, il lui est bien plus facile de réaliser qu’il n’est pas capable de réussir. Par conséquent, il se tourne vers Hachem en Lui demandant de le sortir de cette situation inextricable. Grâce à son bita’hon, Hachem l’exaucera certainement en lui prodiguant un immense bienfait qui améliorera grandement la situation en question. Ainsi, les « mauvais moments » que la personne passe sont la source même de futurs « bons moments ». Ce sentiment d’impuissance fut la clé du succès des ‘Hachmonaïm.

Nous pouvons également comprendre à présent pourquoi le Malbim estime que le fait de se souvenir de certaines épreuves passées pendant les moments de tranquillité est une preuve de grandeur. Quand une personne a tout ce dont elle a besoin, elle est bien plus susceptible de se sentir confiante et de penser qu’elle pourra s’en sortir toute seule. Elle risque de ne plus voir la nécessité de compter sur Hachem, mais plutôt de se sentir autonome.

C’est ce qui est écrit dans le deuxième paragraphe du Chéma : la Thora promet que si nous respectons les mitsvot, nous connaîtrons la prospérité. Immédiatement après, la Thora nous met en garde contre le fait de s’éloigner d’Hachem – ceci nous enseigne que le succès qu’Hachem nous attribue peut provoquer un relâchement. Cette attitude peut avoir pour fâcheuse conséquence qu’Hachem agisse mesure pour mesure et ne fournisse plus à l’individu Sa siyata diChemaya, ce qui implique qu’il sera à la merci des lois de la nature.

Un tsadik, même quand l’abondance règne, continue de réaliser que tout ce qu’il a provient d’Hachem et que sa seule et unique source de réussite est l’Aide Divine continue. La grandeur de Yossef fut de ne jamais oublier sa situation passée d’impuissance absolue, même quand il était presque au sommet de la pyramide. Il s’efforça de continuer de réaliser que de la même manière qu’il était, alors, entre les mains d’Hachem, il était tout aussi dépendant de Ses bienfaits à son heure de gloire.

En ressentant la même impuissance durant les bons moments que pendant les temps durs, Yossef mérita une siyata diChemaya permanente. Il est bien plus facile de sentir le besoin de se tourner vers Hachem dans la difficulté. Nous apprenons du comportement de Yossef que même en période d’opulence, nous devons nous souvenir des périodes plus difficiles de notre vie afin de garder à l’esprit que nous sommes, encore et toujours, totalement dépendants d’Hachem, dans tous les domaines de notre vie.

En en prenant conscience, nous avons bien plus de chances de mériter la protection continue d’Hachem.



[1] Parachat Mikets, Beréchit, 41 : 51-52.

[2] Rav Chimchon Raphael Hirsh zatsal soulève cette question. Les commentateurs demandent aussi pourquoi Yossef n’informa pas Yaacov de sa situation quand il monta au pouvoir en Égypte. L’une des réponses proposées est qu’il savait que ses frères avaient banni toute personne qui révélerait à Yaacov ce qui s’était passé lors de la vente et il était lui-même lié par ce serment.

[3] Malbim, 41:51 -52.

[4] Sifté ‘Haïm, Moadim, 2e volume, p. 136.