La Paracha de cette semaine est nommée sur une personnalité marquante de notre tradition, Pin'has, qui est resté célèbre notamment pour le courage et l’esprit d’initiative dont il a su faire preuve dans une situation critique pour le peuple juif.
Revenons sur ce contexte. Ayant échoué à maudire les Bné Israël, Bil'am, le prophète des Nations, s’emploie à les faire chuter moralement en les incitant à la débauche. À cet effet, il a convaincu le roi Balak d’envoyer les plus belles femmes de Moav séduire les enfants d’Israël et les mener ainsi non seulement vers des unions interdites mais également à se livrer avec elles à des cultes idolâtres.
Une partie du peuple va effectivement succomber à la tentation et être punie par l’Éternel pour cette conduite déplorable. Dans ce triste contexte, un dignitaire de la tribu de Chim'on, Zimri, va pousser la provocation un cran plus loin en proclamant devant tout le peuple sa volonté de s’unir à une femme de Moav et en entrant dans une tente avec elle. Moché Rabbénou et l’ensemble du peuple sont abasourdis et paralysés par une telle effronterie et débauche, mais le sang de Pin'has ne fait qu’un tour, il saisit une épée et tue les deux « amants ».
C’est sur cet épisode que s’achève la Paracha précédente de Balak. Elle ne nous livre pas d’indice, comme l’indique le Rav Avraham Twerski, au nom de Rabbi Moshé de Coucy, sur le jugement porté sur l’acte de Pin'has. Est-ce un acte louable, un sursaut de dignité face à la stupeur et au découragement d’une partie du peuple ? Ou un acte répréhensible, une justice violente et expéditive qui s’affranchit de tout le formalisme requis pour rendre la justice ?
Cette question ne peut être tranchée immédiatement, sous peine de banaliser l’acte qui a été commis, et laisser penser que c’est une manière comme une autre d’agir. Pour statuer sur cet acte hors norme, il convient de prendre le temps d’examiner les motivations intrinsèques de celui qui a agi avec zèle, sa sagesse et la pureté de son cœur.
Il faut donc attendre symboliquement une semaine, et le début de notre nouvelle Paracha pour avoir la réponse : la Torah débute sur l’éloge de son acte de bravoure et son courage. Il a effectivement été « jaloux », « zélé » pour défendre l’honneur de D.ieu. Il a compris instinctivement quelle était la bonne attitude à tenir dans un contexte qui échappait aux cadres classiques de la pensée et de la justice. Alors que tout le monde était désemparé, Pinh’as a eu la clairvoyance de comprendre comment il fallait agir et avec quelle détermination. Il a fait preuve d’une vertu particulière : la « Kina » traduite généralement en français par « la jalousie », et qui doit être comprise, dans notre contexte, comme le fait d’être « zélé » pour défendre des valeurs morales (être « jaloux » de son honneur). C’est ainsi que Rachi précise « Toutes les fois que le texte parle de « jalousie », il s’agit d’être « enflammé de passion pour venger une cause », en français médiéval : « emprenement ». » (Rachi, Nombres 25-11)
Toutefois, comme le note Rabbi Ména'hem Mendel de Kotsk, puisque Pin'has est loué pour son courage et son geste hors norme, pourquoi n’est-ce pas lui qui est désigné dans notre Paracha, quelques versets plus loin, pour succéder à Moché Rabbénou, à la place de Yéhochoua ? Et le grand maître ‘Hassidique de répondre : un leader ne peut pas se caractériser par un zèle qui s’affranchit des règles et des normes. Au contraire, il doit se caractériser par sa pondération, son respect des procédures, et son « légalisme ».
Certes, Pin'has est un Tsadik exceptionnel, il a réussi à agir dans un contexte hors norme qui imposait une action forte, déterminée, et qui échappait au cadre traditionnel de la justice. Comme le dit le Roi David, il est des « moments où il faut agir pour Hachem et où, paradoxalement, une telle action impose de s’affranchir des lois de la Torah » (Téhilim, 119). Ces cas doivent toutefois rester exceptionnels, ils ne peuvent être donnés comme modèles à imiter et servir d’exemples pour le peuple, contrairement au leader qui a vocation à inspirer les autres.
Voilà pourquoi il était nécessaire que l’Éternel donne à Pin'has une « alliance de paix » comme le dit notre texte, qui signifie non seulement qu’il va devenir un prêtre, un Cohen, mais en outre que l’Éternel va effacer de son cœur les traces que la violence, fût-elle justifiée, laisse immanquablement.
À cet égard, Rachi précise que, dans ce cas spécifique, tout se passe comme si Pin’has s’était substitué à D.ieu. « En assouvissant Ma vengeance, en assumant la colère que J’aurais dû manifester moi-même.» (Rachi, Nombres 25-11)
Toutefois, comme nous le voyons à travers toutes les réserves et la prudence avec lesquelles la Torah analyse ce cas, notre tradition veut nous rappeler qu’il doit rester exceptionnel, et elle souligne que, de manière générale, il n’est pas demandé à l’homme de se substituer à D.ieu mais de L’imiter dans Ses vertus parfaites, celles de la miséricorde, de la clémence, de la rectitude morale et du respect de la justice.
Relisons, à la lumière de ces éléments, la description que propose Moché Rabbénou des qualités de son successeur à la tête du peuple :
« Que le Seigneur, Dieu des esprits de toute chair, choisisse sur l'assemblée un homme qui sortira devant elle et entrera devant elle, qui la conduira dehors et la fera rentrer, afin que l'assemblée du Seigneur ne soit pas comme des brebis qui n'ont pas de berger. » (Nombres 27:16)
C’est ainsi que le texte biblique nous confirme que le leader doit, tout d’abord, être « un homme » « Ich », c’est-à-dire une personne à laquelle chacun peut s’identifier, une personne accessible dont l’exemple peut inspirer tout un chacun et qui ne semble pas « hors de portée ». Comme le note, le Rav Sacks, le terme « Ich » peut s’apparenter au terme yiddish « Mensch », une personne honorable qui inspire le respect car son comportement est noble et suscite l’envie d’être imité, notamment dans son souci des autres.
La deuxième précision fondamentale dans notre analyse réside dans la nécessité que le leader marche au « même diapason » que l’assemblée qu’il dirige. À propos de ces mots « il sortira devant elle et entrera devant elle », Rachi précise qu’un leader doit toujours se trouver sur la ligne de front et ne pas laisser les autres prendre les risques et se confronter aux difficultés. Le verset poursuit et précise aussi que le leader « conduira [l’assemblée] dehors et la fera rentrer, afin que l'assemblée du Seigneur ne soit pas comme des brebis qui n'ont pas de berger. » Aussi, le leader ne doit pas être un horizon inaccessible, tracer la route seul devant et laisser le peuple derrière. Il ne doit pas, non plus, regarder « de haut » son peuple, ni s’arroger un magistère moral qui le place au-dessus de ses congénères, il doit rester immergé dans son peuple, avancer à son rythme, et le guider pas à pas dans la longue marche vers l’indépendance et l’autonomie.