Un nouveau livre d’Alain Finkielkraut intitulé « A la première personne » nous invite à tenter de répondre à une question qui n’est pas toujours exprimée clairement mais qui est sous-jacente au livre, du moins dans la perspective qui nous concerne : a-t-il été possible pour moi de trouver une idéologie qui remplacerait celle dont je suis – volens nolens – l’héritier ? Il m’apparaît que c’est ainsi que, depuis environs 40 ans, Alain Finkielkraut construit sa réflexion. Il l’écrit dans ce livre qui n’est nullement une autobiographie nombriliste (comme le titre pourrait le laisser entendre), mais plutôt l’errement d’une réflexion qui se cherche, ou plutôt cherche une base idéologique, dont la nostalgie se ressent.
Alain Finkielkraut a été, un temps, très proche de Benny Lévy, qui a essayé de l’intéresser à sa démarche qui l’a ramené, lui, à ses sources judaïques. Finkielkraut s’y est refusé il y a 40 ans, mais il n’hésite pas aujourd’hui à reconsidérer sa situation philosophique. Son intérêt positif pour Heidegger – le philosophe allemand qui n’a pas craint de s’identifier avec l’idéologie nazie – ce que Levinas ne lui a jamais pardonné, malgré sa proximité avec sa philosophie – l’intérêt, donc, de Finkielkraut témoigne, à mes yeux, d’un embarras, pour ne pas dire d’un chaos, intellectuel.
Arrivé à ce niveau, le pessimisme de Finkielkraut nous invite à tenter de comprendre l’époque contemporaine qui ne ressemble, sans doute, à aucune époque historique du passé. Epoque sans idéologie, sans religion, qui se refuse cependant au nihilisme, de quoi donc Finkielkraut peut-il ou plutôt cherche-t-il à être le chantre ? Il est important de relever qu’à nos yeux il symbolise l’angoisse d’une civilisation désespérée d’avoir perdu des repères. Dès le début de cet examen de conscience, il exprime ce besoin de retrouver, ou même d’éclairer, ses « chemins de pensée ». Il réfléchit sur sa trajectoire intellectuelle, et il s’inquiète et avoue ses difficultés à donner un sens à son destin personnel, à son besoin de trouver un équilibre à ses références culturelles. Il l’écrit presque clairement : « J’ai le sentiment d’inventer chaque matin (mon métier) : je ne peux me reposer sur aucune définition positive… J’ai certes plusieurs livres à mon actif, mais ce je-là est un autre. Mon passé ne me constitue pas. Il me toise. Je suis un panier percé. »
C’est le « panier percé » qu’il convient de remplir, et cette image fortement symbolique nous rapproche d’un Finkielkraut non-intégré dans l’establishment, non-académicien, et cherchant à se démarquer, inconsciemment peut-être, du « Juif imaginaire » qu’il évoquait dans l’un de ses premiers livres. On a envie, ici, de penser à Kafka, cet autre écrivain juif, qui, lui, sous une forme romanesque, définit l’homme en procès permanent, incapable d’accéder au Château, qu’il ne cesse de rechercher, mais qu’il n’atteindra jamais.
La recherche, la quête du Juif qui s’est éloigné – volontairement ou non – de la nécessité de se lier à une Présence qui le transcende, est indiscutablement encore plus bouleversante dans un monde vide, ou plutôt vidé, de toute quête, qui ne soit pas technique. La vie moderne nous interroge, ou plutôt nous angoisse. Le refuge de la technologie, de la recherche d’une pensée « ersatz » qui remplacerait le besoin fondamental de dépasser l’instant pour s’inscrire dans le devenir, ce refuge manque de façon dramatique à nos contemporains. Il ne s’agit pas seulement de la « première personne », mais de chaque individu qui réfléchit. Pour ne pas trop « voir plus clair », nos contemporains s’aveuglent.
Alain Finkielkraut répondit à Benny Lévy, après sa mort en 2003, en une réponse posthume : Benny Lévy dit après Rosenzweig : « Le Juif toujours se soustrait, se retire en débattant avec le monde qui fuit… C’est toujours par le retour qu’il y a du juif… Chaque juif est essentiellement un survivant ». Citant ce texte de Benny Lévy, Finkielkraut commente ainsi : « Ecarter de soi ce qui est non-juif, c’est être un juif pur. Je dis à Benny silencieux pour toujours que je ne serais jamais ce Juif. Mais je prends à mon compte les derniers mots de sa profession de foi. Moderne guéri, grâce notamment à lui, de la morgue des modernes, j’ai cessé de partager le monde entre vivants de plein droit et survivants vestiges… Benny se définissait comme un survivant. Moi qui aujourd’hui lui survis, aussi. Un même mot nous réunit et nous sépare » (Le Livre et les livres, p. 18). Peut-on se permettre de demander à l’académicien d’aujourd’hui s’il se sent toujours « survivant » ? En tous les cas, son recours à la première personne nous permet, en appréciant son honnêteté intellectuelle, de sentir et d’approfondir qu’il y a ici un nostalgique d’une idéologie transcendantale, et osons, en extrapolant peut-être, cette phrase : « Le survivant n’est-il pas un représentant angoissé d’un siècle vidé, et par là un Juif exilé dans un monde incompréhensible ? »