Définir une situation tragique est plus aisé que de la vivre ! Vivre une tragédie est toujours une épreuve extrêmement pénible. Le croyant l’affronte, l’inclut dans sa foi, et tente de lui donner un sens. Cela peut affermir ou affaiblir sa foi. « Pourquoi l’Eternel m’impose-t-Il cette difficulté ? » Question difficile, légitime, à laquelle il n’est pas toujours aisé de répondre. Quand la tragédie dépasse l’individu, qu’il s’agit d’une collectivité, le problème se pose dans une perspective plus large. Quand la tragédie devient universelle – ce qui est actuellement le cas – comment réagir ?
Une fuite est impossible, un refus est insupportable, et pourtant que faire ? C’est ici que se situe l’engagement intellectuel ou sentimental, qui inclut la conscience individuelle. Mais – ne nous leurrons pas – ouvrons les yeux, et comprenons l’essence de la tragédie. Une première option apparaît : l’accusation, d’abord l’accusation de l’autre. C’est le choix des « animaux malades de la peste » de La Fontaine. On a trouvé un coupable : l’âne qui a « osé » prendre un peu de l’herbe d’autrui, dans un champ appartenant à des prêtres ! L’accusation peut être collective : c’est le Père Paneloux dans « La Peste » d’Albert Camus. « Mes frères, vous êtes dans le malheur, vous avez péché ! » A ce stade, l’accusation peut devenir un sentiment de culpabilité. C’est la position de Kafka dans « Le Procès ». Par principe, l’homme est coupable. L’existence est une culpabilité. Il ne s’agit pas d’une faute, mais d’une essence qui dépend de l’existence. Soyons sincères, et reconnaissons que ces options se proposent à l’homme qui veut réfléchir. Une telle tragédie doit trouver une solution : l’individu, assurément, voudrait fuir, mais où ? Phèdre, de Racine, malheureuse, voudrait se réfugier chez les morts, mais là aussi, c’est son père qui juge les coupables. Le « Caïn » de Victor Hugo cherche à ne plus voir « l’œil » qui évoque son crime, il fuit dans la tombe, mais, que faire ? « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn ».
Pourquoi tous ces exemples : afin de comprendre, selon l’optique de la Torah, la signification d’une tragédie. Il est évident qu’il y a un lien entre les décrets du Ciel et la conduite de l’homme ici-bas. Le Talmud nous dit clairement que si des malheurs arrivent, il y a un Souverain dans le monde, et l’on ne peut soupçonner « qu’Il fasse quelque chose sans jugement » (Traité Berakhoth 5b). Il apparaît donc, d’après ‘Hazal, que l’on ne peut pas affirmer qu’il y a des événements qui échappent à l’intervention de la Providence. Il y a, assurément, des relations de cause à effet entre les actes de la créature et la volonté du Créateur. Penser autrement serait, à coup sûr, contraire à la Torah, et à notre foi inébranlable en Son action dans le monde. Les injonctions des Prophètes d’Israël vont constamment dans ce sens. Mais il y a une dimension particulière dans la perspective de la Torah, totalement étrangère aux remarques évoquées précédemment. Cette dimension se révèle dans un mot : « Bakha », qui exprime à la fois l’idée de « pleur » et « d’embarras ». Le Rav Moché Chapira, de mémoire bénie, a expliqué le lien générique entre ces deux concepts, véhiculés par le même vocable hébraïque. Pleurer, explique-t-il, signifie que l’on est dans l’embarras. C’est, en effet, par des pleurs que réagit quelqu’un « d’embarrassé ». Nous comprenons, à ce stade, la réponse du Juif à une situation tragique. Oui, les pleurs doivent être, pour le croyant, un vecteur de la relation avec le Créateur. Pleurer est un acte de foi, un moyen de vivre et de dépasser la tragédie, c’est-à-dire l’embarras actuel. Ils établissent le lien affectif avec la Transcendance. Les larmes permettent d’aller au-delà de la difficulté actuelle, de donner un sens spirituel aux obstacles de l’instant. Ici, on ressent la spécificité du judaïsme face à l’événement tragique. Le Maharal rapporte le Midrach sur les pleurs injustifiés des enfants d’Israël dans le désert, le 9 Av, après l’épisode des explorateurs. La punition, ce sera les larmes justifiées lors de la destruction des deux Temples à cette même date. Ces pleurs-là seront donc la réparation, le « Tikoun » des larmes versées sans raison dans le désert. Nous retrouvons ici le sens du passage sémantique du terme « Bakha » - des « larmes » à la réparation de « l’embarras ». C’est ainsi que l’on peut comprendre la valeur rédemptrice de la souffrance de la tragédie. Une prière spéciale, très centrale, dans la liturgie de Yom Kippour, demande au Tout-Puissant de prendre en considération les larmes des enfants d’Israël, et Le prie de mettre ces larmes dans Son trésor.
Les nations du monde croient en la tragédie, en un destin, en une fatalité qui poursuit les humains. C’est le fond idéologique de la tragédie grecque. On en entend, aujourd’hui, des échos dans l’angoisse que l’épidémie provoque et dans les commentaires pessimistes qu’elle suscite. La Torah demande, elle, au croyant, de reconnaître un Créateur, l’invite à réparer des fautes, à dépasser l’obstacle par des larmes rédemptrices. Elle fait confiance au dynamisme actif de l’homme, qui doit utiliser sa liberté et se relier positivement à la Transcendance. Dépasser l’instant tragique pour exprimer sa proximité avec la Rédemption : telle est, selon la Torah, le but ultime de l’existence !