Après une dispute, une amie et moi nous sommes excusées mutuellement. Malgré cela, je sens que j’ai gardé de la rancœur et dois reconnaître que je m’en veux. Est-ce normal ?
En préambule, je crois qu’un éloge s’impose. Vous me demandez si le fait de déceler n’avoir pas intégralement accordé son pardon serait normal. Je vous répondrai sans hésitation par la négative. Comme tout ce qui touche à la recherche de la vérité en ce monde où le mensonge est tapi à la porte (Béréchit 4,7), percevoir un manque intime de sincérité n’est pas normal, mais ô combien bon et courageux ! Et que dire quand cette perception est source d’agitation… Si je puis me permettre, ceci est assurément le signe que vous êtes en « bonne santé » spirituelle.
Le but essentiel de l’homme en ce monde est la recherche de la vérité. Non pas la recherche pour la recherche, non pas la recherche intellectuelle, philosophique, mais la recherche active. En clair, l’homme doit travailler pour parvenir à épouser la vérité, à faire un avec elle. Car l’homme fut créé pour le labeur (Iyov 5,7), et, en l’occurrence, son labeur est double : rechercher la vérité et lutter contre le mensonge, conformément à l’injonction « Écarte-toi du mal et fais le bien » (Téhilim 34,15).
C’est pourquoi le fait de ressentir qu’un pardon accordé aurait néanmoins laissé des traces de rancœur, révèle un authentique souci de vérité. En cela, un tel sentiment est digne d’éloges.
Pour en venir au cœur de votre interrogation, sans cautionner ceci, il faut comprendre que l’homme étant un être tiraillé entre la vérité et le mensonge, garder rancune est tout aussi normal. Inutile donc de culpabiliser plus qu’il n’en faut, mais par contre juste ce qu’il faut pour ne pas s’empêcher d’aller de l’avant et corriger ce qui doit l’être.
Du reste, il est tellement naturel de garder rancune que, chaque soir, au moment du coucher, le Juif déclare : « Maître du monde ! Me voici pardonnant à quiconque m’aurait mis en colère et vexé, ou aurait fauté à mon égard […] ». Cette déclaration est aussi une prière implicite, par laquelle le Juif demande à son Créateur de l’aider à déraciner sa rancune. Car sans aide Divine, ce sentiment ne ferait que grandir jusqu’à l’aveugler entièrement, justement parce qu’il est naturel.
Ainsi, éradiquer la rancœur est l’une des nombreuses facettes du Service Divin, lequel vise à transcender ce qui est normal et naturel pour atteindre une dimension supérieure : celle du surnaturel, littéralement. En fait, celle que D.ieu exige de Ses fervents serviteurs (Téhilim 50,5).
J’aimerais proposer une autre idée, cette fois en lien avec votre amie. Si donc vous entretenez quelque rancœur, peut-être, je dis bien peut-être, est-ce parce que vous auriez perçu que le pardon de votre ami n’aurait pas été entier.
Mais laissons un moment votre amie de côté, si j’ose dire, et traitons cette idée de manière objective afin de la faire nôtre et prendre le parti d’évoluer personnellement.
Disons-le : demander pardon n’a rien d’évident. À l’approche de Yom Kippour, nous avons tous assisté à ces scènes où l’on voit des hommes, des femmes se dire « pardon » rapidement, presque à la chaîne. Sans oublier que seul D.ieu juge de la sincérité de chacun, interrogeons-nous : peut-on demander pardon en un seul mot et l’exiger tout aussi facilement ? Peut-on inscrire une demande d’indulgence dans l’instantanéité ? Nous touchons à la question essentielle : qu’implique le fait de demander pardon ?
Eh bien, demander pardon implique énormément. Ceci implique notamment de mourir un peu, aussi curieux que l’expression puisse paraître. Mourir au sens de tuer son ego, pour mieux se projeter en l’autre et comprendre, par l’intellect et les émotions, la blessure que l’on aurait pu lui causer. Demander pardon est un processus qui démarre bien avant la demande de pardon elle-même, et qui implique d’avoir compris précisément l’objet du pardon. Aurait-ce été un mot mal placé ? Ceci est bien trop réducteur. Aurait-ce été la sensation de honte, de doute, d’abandon, de désespoir peut-être, que ce mot aurait pu causer chez l’autre ? Voilà qui paraît déjà plus vraisemblable. Aurait-ce été l’état psychique qui devint le sien en réalisant la déception infligée par ce mot ? Sans l’ombre d’un doute.
Vous l’avez compris : demander pardon demande de l’investissement.
Quand une personne nous demande pardon, comme tel fut le cas de votre amie, ce ne sont pas ses excuses que nous entendons. Bien sûr que nous les entendons ! Mais ce que nous gardons, ce que nous entendons vraiment, c’est sa sincérité. Si la personne est sincère, autrement dit si nous sentons qu’elle a pris la mesure de ce qu’elle nous a fait, alors oui, nous pouvons pardonner. Dans le cas d’un pardon trop rapide pour révéler une intériorité qui de toute façon lui fait défaut, sans affirmer qu’il est impossible de pardonner, disons qu’il est plus facile de garder rancune.
En pareil cas, la rancœur ne vise d’ailleurs pas tellement la vexation personnelle elle-même, mais davantage le fait que l’autre ne se soit pas mis à notre place pour réaliser la portée de ses actes. La preuve est simple : si nous sentons qu’il sait pleinement ce qu’il nous a fait, la blessure disparaît… et la rancœur avec. En fait, la rancœur, c’est un peu l’état consécutif au sentiment de ne pas avoir été perçu pour ce que l’on est : un être digne d’attention.